LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF AU MAROC DES JURIDICTIONS FRANÇAISES A L'UNIFICATION DES TRIBUNAUX

 LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF AU MAROC

DES JURIDICTIONS FRANÇAISES

A L'UNIFICATION DES TRIBUNAUX (1)

 C'est le dahir sur l'Organisation judiciaire du 12 août 1913 qui a posé les bases du contentieux administratif en confiant aux juridictions judiciaires qu'il créait le soin de trancher certains litiges nés de l'action administrative (2).

L'article 8 de ce dahir disposait: «En matière administrative les juridictions françaises instituées dans Notre Empire sont exclusivement compétentes pour connaître de toutes les instances tendant à faire déclarer débitrices les administrations publiques, soit à raison de l'exécution des marchés conclus par elles, soit à raison des travaux qu'elles ont ordonnés, soit à raison de tous actes de leur part ayant porté préjudice à autrui.

Il est interdit aux juridictions civiles d'ordonner accessoirement à l'une des demandes ci-dessus, ou principalement, toutes mesures dont l'effet serait d'enrayer l'action des administrations publiques, soit en portant obstacle à l'exécution des règlements pris par elles, soit en enjoignant l'exécution ou la discontinuation de travaux publics, soit en modifiant l'étendue ou le mode d'exécution des dits travaux.

Il est également interdit aux juridiction civiles de connaître de toutes demandes tendant à faire annuler un acte d'une administration publique sauf le droit pour la partie intéressée de poursuivre, par la voie gracieuse, la réformation de l'acte qui lui fait grief ».

Le Contentieux Administratif qui naissait était donc strictement limité : les Tribunaux civils, en l'espèce les tribunaux de première instance, recevaient une compétence d'attribution. Cette compétence n'existait qu'à l'égard des recours tendant à obtenir la condamnation des administrations au versement de sommes d'argent. Elle était enfin étroitement assujettie au respect de la séparation des autorités administratives et judiciaires.

Les décisions rendues en matière administrative étaient toujours susceptibles d'appel; en revanche aucun recours en cassation n'était possible, à l'exception de la faculté reconnue du Ministère Public de déférer à la Cour de Cassation les décisions qui auraient été rendues en violation de la règle de séparation des autorités administratives et judiciaires, c'est-à-dire les décisions qui auraient été rendues en violation de l'interdiction faite aux tribunaux civils d'entraver l'action des administrations publiques », ou « de connaître de toute demande tendant à faire annuler un acte d'une administration publique ».

  (1) Cf. Documents, III, 2.

(2) THEIS (J.), Le contentieux administratif au Maroc, Revue du droit public, 1958, pp. 401 et sv.

 

Le Dahir sur l'Organisation Judiciaire excluait donc le recours en annulation, péché originel qui lui sera de plus en plus fréquemment reproché, au fur et à mesure que les années passeront; les critiques en oublieront parfois de souligner autant que cela le méritait, que l'article 8 de ce dahir, en liaison avec l'article 79 du dahir sur les obligations et Contrats, également du 12 août 1913, posait le principe général de la responsabilité de la Puissance Publique, totalement inconnu jusqu'alors.

Au demeurant, les Tribunaux civils tenteront, en prenant une remarquable liberté à l'égard des textes, de remédier à cette lacune, grâce à un très LA large développement du contrôle de légalité par voie d'exception, et ceci tant à l'égard des actes règlementaires que des actes individuels (3). Ce contrôle, il est vrai, ne dépassera que rarement la vérification de la légalité externe des actes administratifs, c'est-à-dire le respect des règles de compétence et des règles de forme, tant il est vrai que les Tribunaux judiciaires sont mal préparés à exercer un contrôle des intentions et des fins qui animent l'autorité administrative dans l'élaboration de ses actes.

Le législateur ouvrira lui même une brèche dans cette interdiction du recours en cassation, en autorisant les fonctionnaires des administrations chérifiennes «a déférer au Conseil d'Etat français .... les actes des diverses autorités du Protectorat relatifs à leur statut » (article 2 du dahir du 10' septembre 1928). La Haute Juridiction interprétera d'ailleurs cette compétence restrictivement en estimant que le décret du 23 novembre 1928, homologue français du dahir précité, ne lui permettait de connaître que des actes individuels à l'exclusion des actes règlementaires relatifs aux statuts de ces fonctionnaires.

Au lendemain de l'indépendance ce système a été conservé dans ses grandes lignes. Mais en outre il a été complété par le dahir du 27 septembre 1957 portant création de la Cour Suprême, juridiction unique coiffant tous les ordres de juridictions. L'article 10 de ce dahir lui donne compétence pour statuer sur :

19) les pourvois en cassation formés contre les arrêts et jugements rendus en dernier ressort par les cours et tribunaux de tous ordres.

20) Les recours en annulation pour excès de pouvoirs formés contre les décisions émanant des autorités administratives. Désormais le Contentieux administratif repose sur les deux piliers essentiels que sont le recours de pleine juridiction et le recours en annulation. Son homogénéité est par ailleurs assurée, puisque la Cour Suprême est l'instance juridictionnelle unique et suprême à laquelle aboutissent directement ou indirectement tous les recours contentieux.

 

(3) A. DE LAUBADÈRE : Le Contrôle de la légalité des actes administratifs par les Tribunaux judiciaires du Maroc, Gazette des Tribunaux marocains, 1943, p. 121.

 

Toutes les juridictions compétentes en matière administrative ont été principalement composées de magistrats français servant, depuis 1957, au titre de l'assistance technique. On s'explique ainsi qu'ils aient été très largement inspirés par la jurisprudence des Tribunaux administratif français.

Ainsi, original en ce qu'il repose sur le principe d'unité de juridiction, le même juge étant saisi des litiges administratifs et des litiges d'ordre privé, le contentieux administratif marocain se rapproche de son homologue fran-] çais par l'identité des solutions apportées aux litiges administratifs, chaque fois qu'aucune raison tirée des particularités locales n'a pas commandé d'en adopter de différentes.

Or une importante réforme est entrée en vigueur le 1er janvier 1966. Elle résulte de la loi votée le 2 juin 1964 par le Parlement (4) qui unifie les Tribunaux, notamment par la suppression des juridictions créées en 1913. En outre les juridictions unifiées, chargées désormais de trancher la totalité du contentieux, sont composées exclusivement de magistrats marocains et statuent en arabe.

Cette réforme ouvre sans aucun doute un nouveau chapitre de l'histoire judiciaire marocaine. On peut penser qu'elle aura d'importantes conséquences sur l'ensemble du contentieux et spécialement sur le contentieux administratif. Il est donc légitime de s'interroger dès à présent sur les perspectives nouvelles qui s'ouvrent au Contentieux administratif compte tenu de l'indépendance totale de la Justice marocaine. Auparavant il est nécessaire de rappeler les caractéristiques essentielles du régime administratif marocain et de dresser un rapide tableau des principales orientations jurisprudentielles. dans les deux secteurs clés de ce contentieux, celui de la légalité et celui de la responsabilité.

                                                                                      -    I -

La législation de 1913 en confiant aux mêmes juridictions le soin de juger les litiges d'ordre privé et les litiges administratifs a donné naissance à un système d'unité de juridictions que le Maroc a conservé et même renforcé au lendemain de l'indépendance en créant une juridiction suprême unique (5).

L'avantage d'un tel système est particulièrement évident puisqu'il supprime le problème de la recherche de la juridiction compétente qui absorbe une grande part de l'énergie du plaideur français. L'unité de juridiction s'accompagne de l'unité de la procédure applicable dans les deux types d'instance, bien qu'il existe quelques particularités dans les instances administratives en raison notamment de la séparation des autorités administratives et judiciaires; L'Administration est ainsi à l'abri des voies d'exécution et la procédure du référé n'est utilisable contre elle que dans la mesure où elle ne débouche pas sur des injonctions adressées à l'autorité administrative, ce qui lui enlève une grande partie de son intérêt.

 

(4) J. SAUVEL : La Réforme de la Justice au Maroc, Annuaire de l'Afrique du Nord (III), 1964, p. 89.

(5) O. RENARD-PAYEN : L'expérience marocaine d'unité de Juridiction et de séparation des contentieux, L.G.D.J., 1965.

Cependant l'unité de juridiction ne constitue qu'un aspect du système; Il en est un deuxième qui réside dans la séparation des contentieux en vertu de laquelle les litiges administratifs sont tranchés sur la base d'un ensemble de règles spécifiques qui constituent un droit administratif autonome par rapport au droit privé. L'existence d'un droit administratif autonome oblige donc les juridictions à qualifier les instances dont elles sont saisies, afin de déterminer celles qui relèvent de la matière administrative » et qui devront être réglées sur la base du droit administratif.

En d'autres termes, si le plaideur n'a pas à rechercher la juridiction compétente parce qu'elle est unique, il doit en revanche, et le juge après lui, déterminer la nature de l'affaire puisque de cette détermination dépendent les moyens qui seront articulés à l'appui du recours, et le droit applicable au litige. C'est dire que la simplification qui résulte de l'unité de juridiction n'est que partielle, puisque le juge est obligé, en tout état de cause, de déterminer un critère de la matière administrative » afin de connaître la règle de droit applicable.

Dans la recherche de ce critère les Juridictions marocaines se sont en général fidèlement inspirées des solutions françaises. Elles utilisent tour à tour le critère organique faisant état de la qualité de l'auteur de l'acte ou de l'opération en cause; le critère matériel tenant compte de la nature de l'activité, ou de l'acte source du litige; les notions de service public, de puissance publique, le couple gestion publique - gestion privée sont invoquées au fil des arrêts pour circonscrire une « matière administrative » dont l'étendue est, à fort peu de chose près, la même que celle dont les tribunaux administratifs français ont à connaître (6)

La recherche de ce critère n'a pas été exempte d'erreurs, de contradictions, d'incertitudes, inhérentes à une telle entreprise. Il appartient aujourd'hui à la Cour Suprême de trancher les dificultés en sa double qualité de juge de l'excès de pouvoir et de juge de cassation. A ce dernier titre elle peut rétablir la véritable nature du litige et imprimer ainsi une unité aux décisions des juridictions inférieures. Dans cette tâche la Cour Suprême dispose du moyen particulièrement efficace que lui donne l'article 23 du dahir du 29 septembre 1957. En vertu de ce texte la Haute Juridiction, saisie d'un recours en cassation, a la possibilité d'évoquer l'affaire et de statuer définitivement à la condition que celle-ci soit en état d'être jugée. L'évocation a été utilisée à plusieurs reprises, soit totalement, soit partiellement, la Cour ayant dans ce cas tranché certains points du litige et, pour le surplus, renvoyé l'affaire devant la Cour d'Appel.

Mais son influence se manifeste également lorsque, en tant que juge X de l'excès de pouvoir, elle statue sur sa propre compétence.

 

(6) Le contentieux administratif marocain ne connait pas la théorie de l'emprise, laquelle permet dans certaines conditions aux tribunaux judiciaires français de réparer les conséquences dommageables des occupations administratives irrégulières des propriétés immobilières.

                                                                                                -  II -

Le Contentieux de la légalité se partage aujourd'hui, de façon d'ailleurs inégale, entre le recours direct en annulation pour excès de pouvoir, et le recours oblique de l'exception d'illégalité.

10) Le dahir du 27 octobre donne compétence à la Cour Suprême pour statuer sur les recours en annulation pour excès de pouvoir dirigés contre les décisions des autorités administratives. Cette innovation à été saluée comme une étape capitale sur la voie de l'achèvement de la construction d'un Etat de droit par tout ceux que préoccupait le souci d'assurer efficacement le le respect de la légalité par l'Administration. Un aperçu rapide de la jurisprudence des huit années qui se sont écoulées depuis la création du recours nous permettra de conclure que, techniquement, celui-ci peut jouer le rôle qu'on lui a assigné.

A l'exception de quelques règles peu nombreuses (conditions de forme et de délais, recours administratifs préalables, ministères d'avocats, exception de recours parallèles) le régime juridique du recours n'a pas été fixé par le dahir. La Cour Suprême a donc eu toute liberté pour élaborer celui-ci; elle s'est très largement inspirée de la jurisprudence du Conseil d'Etat français, chaque fois que les solutions qu'elle contenait étaient compatibles avec l'ordre juridique du Maroc.

L'histoire du recours pour excès de pouvoir est récente et les décisions de la Cour Suprême peu abondantes; mais celles-ci, comme celle-là, témoignent du désir de la Haute Juridiction de donner au recours le maximum d'efficacité.

La Cour Suprême a tenté d'atteindre cet objectif en faisant du recours pour excès de pouvoir un recours largement ouvert aux administrés et en exerçant sur les actes qui lui ont été déférés un contrôle dont l'intensité ne le cède en rien à celle dont fait preuve le contrôle du Conseil d'Etat français.

A. — La Cour Suprême a eu l'occasion, à deux reprises, de se prononcer sur le principe même de l'existence du recours en présence de textes qui paraissaient l'exclure. Compte tenu de la formule générale du dahir du 29 septembre 1957 la Cour a estimé que seule une manifestation expresse de la volonté du législateur pouvait faire disparaître le recours. Ainsi les dispositions législatives telles que « l'autorité administrative pourra prendre telle décision pour des motifs d'intérêt public dont elle restera seule juge », ou encore l'autorité administrative statuera sans recours », ne peuvent être interprétées comme excluant le recours pour excès de pouvoir.

Ainsi tous les actes unilatéraux pris par des autorités administratitves sont susceptibles d'être déférés au Juge de l'excès de pouvoir. Ceci exclut évidemment les actes législatifs (7), les actes juridictionnels (par exemple ceux qui émanent d'organismes professionnels siégeant en tant que conseil de discipline),

(7) Jusqu'à l'entrée en vigueur de la Constitution de 1962, le recours a été déclaré irrecevalabe à l'égard du dahir même lorsque celui-ci présentait le caractère d'un acte individuel. A trois reprises la Cour Suprême a déclaré que l'acte émanant du Souverain et pris en forme de dahir , n'émanait pas d'une autorité administrative. Ce qui était justifié compte tenu du contexte constitutionnel antérieur à 1962, ne le semble plus aujourd'hui s'agissant de ceux des décrets-royaux qui sont matériellement des actes administratifs, tels les décretsroyaux de nomination des hauts fonctionnaires. Mais il n'y a aucune jurisprudence à cet égard, pas plus d'ailleurs qu'en ce qui concerne les actes ayant valeur législative, décret-lois avant leur ratification (il n'y en a pas eu): la même incertitude pèse sur les décrets-royaux pris en vertu de l'état d'exception dans le domaine règlementaire.

les actes de gouvernement lesquels sont insusceptibles de tout recours juridictionnel à « raison des autorités qu'ils mettent en cause » (8).

En revanche le recours est recevable contre les décisions concernant l'organisation du service public de la justice. Peuvent être déférées au juge de l'excès de pouvoir les décisions émanant d'organismes privés lorsque ceux-ci agissent dans le cadre d'une mission de service public que leur assigne le législateur (9).

Il va de soi que peuvent seulement faire l'objet d'un recours, les actes o qui, par leur contenu, apparaissent comme des décisions touchant les administrés : tel n'est pas le cas des avis, des renseignements, des instructions qui concernent le fonctionnement interne des services administratifs ou encore des actes qui constituent un simple rappel de la réglementation existante. Ces actes ne font pas grief aux administrés; ils ne peuvent donc pas être attaqués.

La recevabilité du recours pose de délicats problèmes en raison de l'article 14 du dahir de 1957 qui dispose : « Le recours pour excès de pouvoir n'est pas recevable contre les décisions administratives lorsque les intéressés disposent pour faire valoir leur droit du recours ordinaire de pleine juridiction ».

Cette règle a peut-être été motivée par le souci du législateur d'éviter un encombrement de la Cour Suprême, souci d'autant plus légitime que la Haute juridiction est une juridiction unique.

En réalité ce n'est là qu'une justification accessoire de cette règle. La justification essentielle réside dans la nécessité de respecter l'attribution de compétence réalisée au profit des Juridictions modernes par un texte général, l'article 8 du dahir sur l'Organisation Judiciaire, et par des textes spéciaux.

En ce qui concerne l'article 8 du dahir de 1913 il faut se souvenir que le législateur a donné à ces juridictions une compétence limitée leur permettant de déclarer les administrations débitrices dans trois cas (travaux publics, marchés, actes ayant porté préjudice) et ceci sans pouvoir entraver la marche des administrations publiques, et surtout sans pouvoir annuler les actes administratifs.

Les Tribunaux modernes ne pouvaient donc pas connaître de demandes portant sur des matières étrangères à ces trois chefs de compétence, ou encore de demandes qui les auraient conduits à rendre des décisions équivalentes à des décisions d'annulation.

   (8) Jusqu'alors l'acte de gouvernement n'existe que de façon négative, la Cour Suprême n'y ayant fait allusion que pour rejeter l'argumentation opposée par l'Administration à la recevabilité du recours. Toutefois ces décisions sont importantes car la définition de l'acte de gouvernement exclut le mobile politique sous-jacent dans l'argumentation de l'Administration

Ainsi chaque fois qu'une action s'analyse, en droit ou en fait, en une demande d'annulation, elle devra emprunter la voie du recours pour excès de pouvoir.

C'est la raison pour laquelle la Cour Suprême a admis que le recours pour excès de pouvoir puisse être dirigé contre des décisions prises en violation des dispositions contractuelles lorsque le requérant désirait en obtenir l'annulation. Cette jurisprudence est actuellement limitée au contentieux des contrats de fonction publique, mais elle pourrait être logiquement étendue à tous les contrats. Dans tous ces cas, en effet le Juge de pleine juridiction ne peut donner au requérant qu'une satisfaction restreinte à la seule indemnisation du préjudice causé par l'acte illégal.

De la même manière la Cour Suprême admet que seul le recours pour excès de pouvoir puisse être utilisé pour obtenir la reconnaissance du droit à une prestation pécuniaire refusée par l'Administration, que le droit trouve sa source dans un texte législatif ou règlementaire ou dans un contrat. Dans ce cas il est vrai, le requérant ne dispose jamais du recours en indemnité, car la Cour Suprême estime que les juridictions de plein contentieux ne peuvent pas rendre de décisions qui, en fait, auraient un résultat pratiquement équivalent à des décisions d'annulation.

Cette jurisprudence est donc originale dans la mesure où elle admet le 1 recours pour excès de pouvoir en matière contractuelle. Elle l'est aussi, bien que dans une mesure moindre, en ce qu'elle admet de façon exclusive le recours pour excès de pouvoir contre les décisions administratives ayant une portée essentiellement pécuniaire.

Les Tribunaux judiciaires ont également reçu, d'un certain nombre de textes particuliers le soin de trancher les litiges nés de leur application : Ainsi en est-il dans le domaine du contentieux fiscal, ou dans celui du contentieux des pensions civiles par exemple. Dans toutes ces matières la Haute juridiction interprête strictement l'article 14 du dahir de 1957 et déclare le recours irrecevable.

On ne rencontre que fort peu de décisions intéressant le problème de la qualité du requérant. Plusieurs arrêts ont décidé que l'action corporative n'était recevable que si l'acte attaqué concernait la totalité des membres du groupement. Dans le cas contraire le groupement ne peut qu'intervenir au recours, si, par ailleurs, les conditions de recevabilité de son intervention sont réunies. Un seul arrêt concerne un recours intenté par une autorité décentralisée pour défendre sa compétence. Malgré ce petit nombre d'arrêts concernant cet important problème, on peut penser que la Cour Suprême n'aurait pas manqué, si l'occasion lui en avait été donnée, de faire siennes les solutions du Conseil d'Etat, qui, depuis le début du siècle, a très largement ouvert le cercle des intéressés pouvant utiliser le recours.

Le dépôt de la requête en excès de pouvoir est soumis à certaines règles de forme, au demeurant assez simples mais qui sont prescrites à peine de rejet de la requête. En outre le ministère d'avocat est obligatoire; le recours est dispensé du versement de la taxe judiciaire.

 Mais la particularité la plus remarquable du recours en ce domaine, résulte de l'obligation faite au requérant de déposer un recours administratif (hiérarchique, ou à défaut gracieux) préalablement au recours contentieux Il doit le faire dans le délai d'un mois à compter de la publication ou de la notification de la décision. Le silence gardé pendant plus de trois mois par l'autorité administrative vaut décision implicite de rejet. La date du rejet exprès ou implicite de ce recours fait alors courir le délai de deux mois du recours contentieux.

Il faut noter que l'administré peut provoquer une décision lorsque l'autorité administrative s'abstient d'agir : là encore, le silence gardé pendant plus de trois mois vaut décision implicite de rejet à l'égard de laquelle l'intéressé doit intenter un recours administratif dans les mêmes conditions que celles exposées ci-dessus.

Il est évidemment possible de faire valoir des bons arguments pour justifier l'exigence du recours administratif préalable. Les illégalités ne sont pas toutes volontaires. L'ignorance en est souvent la cause. Il n'est pour s'en convaincre que de feuilleter les recueils de jurisprudence, ou de parcourir les circulaires ministérielles expliquant à des fonctionnaires dont la formation est parfois élémentaire, la façon de prendre leurs décisions. Le recours administratif a donc une valeur pédagogique. Il peut jouer un rôle important dans la formation des agents publics. Mais en outre il doit permettre de corriger un certain nombre d'irrégularités en dehors de toute procédure juridictionnelles (10). Mais ce qui, en revanche, semble facheux c'est la très grande brièveté du délai de un mois dans lequel ce recours doit être formé. La rigueur de ce délai est une faiblesse peu spectaculaire, mais sans doute très réelle du régime juridique du recours pour excès de pouvoir. Cette exigence ayant été posée par le législateur il n'appartient pas à la Cour Suprême d'en dispenser les requérants. Cependant les contestations sur la date du dépôt du recours administratif ont été tranchées dans un sens favorable à ceux-ci. En effet chaque fois que l'Administration conteste la date du dépôt du recours, 1 ou de son rejet, date invoquée par le requérant, la Cour décide qu'il incombe à l'Administration d'en établir l'inexactitude.

B. — Il ne suffit pas, pour assurer un contrôle réel de la légalité de l'action administrative, d'accueillir libéralement le recours des administrés. Il faut aussi que le juge donne à son contrôle une intensité telle qu'aucune des conditions de la légalité de l'acte administratif ne puisse échapper à son examen.

L'intensité de ce contrôle apparaît de prime abord en ce que le juge de l'excès de pouvoir ne se borne pas à veiller au seul respect des lois et des règlements. Il veille aussi au respect des règles de droit individuelle : l'autorité administrative doit respecter ses actes individuels dans toute la mesure où ils ont fait acquérir des droits à leurs destinataires. En outre la violation d'une règle contractuelle, comme la violation de toute règle, apparaît comme une atteinte au principe de légalité.

 

 

(10) On peut d'autant plus le penser que les recours -- au moins lorsqu'ils sont adressés aux autorités centrales sont en principe transmis pour étude au Service de législation du Secrétariat Général du Gouvernement.

Enfin la Cour Suprême estime que l'Administration doit respecter également des règles non écrites qui constituent des principes généraux du droit. C'est ainsi qu'a été proclamé le principe général des droits de la défense, qui oblige l'autorité administrative lorsqu'elle prend une décision s'analysant en une sanction, à communiquer à l'intéressé les griefs articulés contre lui et à entendre sa défense, même si aucun texte ne le prévoit. De même elle doit respecter le principe de non rétroactivité des actes administratifs, l'autorité de la chose jugée, la liberté du commerce et de l'industrie.

En second lieu l'intensité du contrôle exercé par la Cour Suprême résulte de ce qu'elle fait porter son examen sur la totalité des éléments de l'acte qui lui est déféré.

Elle censure évidemment les illégalités externes telles que la violation des règles de forme et de compétence. Elle censure également les illégalités internes qui affectent l'objet, les motifs ou le but de l'acte.

Elle vérifie la compatibilité de la mesure prise avec le texte sur lequel l'Administration s'est fondée pour prendre sa décision.

La Haute juridiction n'exige pas, dans le silence des textes, que l'Administration motive ses décisions. Mais lorsque les motifs de l'acte apparaissent, elle vérifie qu'ils ont réellement existé et qu'ils sont de ceux que l'Administration pouvait légalement invoquer. Bien plus, elle se réserve le droit de demander à l'Administration communication des motifs de ses décisions afin d'en vérifier la matérialité et la qualification juridique. Le refus de l'Administration de déférer à cette demande entraîne l'annulation de la décision attaquée, le juge présumant que dans ces conditions la décision ne repose pas sur des motifs légaux.

Le juge de l'excès de pouvoir s'assure également que l'autorité administrative n'a pas usé de son pouvoir dans un but autre que celui pour lequel il lui a été confié.

Cette rigueur du contrôle ne signifie cependant pas que la Cour Suprême ne tienne pas compte des exigences de l'activité administrative. La Cour en effet refuse de vérifier l'opportunité des décisions administratives sauf prescriptions contraires d'un texte législatif ou réglementaire. Cette réserve à l'égard du pouvoir discrétionnaire n'est cependant pas absolue; dans le domaine des mesures de police, le juge exige que les décisions administratives soient adaptées aux motfs qui sont invoqués. Une telle attitude du juge s'explique par le désir d'assurer aux administrés une protection particulierement efficace et qui soit à la mesure du danger que fait courir à leurs libertés, l'ampleur du pouvoir administratif.

La Haute juridiction tient également compte des conditions dans lesquelles se déroulent l'action administrative; elle a jugé que des circonstances particulièrement difficiles peuvent faire disparaître des illégalités commises par l'autorité administrative (11).

 

 

(11) Cette jurisprudence est actuellement négative : Il s'agit en effet d'arrêts d'annulation dans lesquels la Cour expose, qu'à défaut de circonstances exceptionnelles, l'Administration ne pouvait agir comme elle l'a fait.

Le recours pour excès de pouvoir n'est pas suspensif de l'exécution de l'acte attaqué. Toutefois, l'article 15 du dahir de 1957 qui pose cette règle, prévoit la possibilité du sursis à l'exécution. La Cour Suprême exige pour ordonner le sursis que l'irrégularité de l'acte ne fasse pratiquement aucun doute, et que l'exécution de cet acte entraîne des conséquences difficilement réversibles.

20) Le contrôle de légalité n'est pas seulement exercé dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. Il l'est également par le moyen de l'exception d'illégalité, procédé par lequel le juge vérifie la régularité des actes administratifs sur lesquels il doit se fonder pour trancher les litiges dont il est saisi. Largement admise à l'époque où le recours en annulation n'existait pas, l'exception d'illégalité conserve aujourd'hui une réelle importance, bien que celle-ci ait nécessairemment diminué en raison de l'existence du recours en annulation. Il convient pour apprécier l'ampleur de ce contrôle indirect de distinguer trois sortes de situations.

Lorsque les juridictions statuent en matière administrative elles doivent nécessairement apprécier la légalité des actes administratis, qu'ils soient individuels ou réglementaires, chaque fois que le dommage dont il est demandé réparation trouve sa source dans une illégalité. La Cour Suprême leur a confirmé ce droit à plusieurs reprises.

Un problème n'est cependant pas résolu qui est celui de savoir si un requérant forclos à l'égard du recours pour excès de pouvoir peut remettre en cause, par la voie de l'exception d'illégalité, un acte devenu définitif.

On peut répondre à cette question par l'affirmative, que l'acte soit réglementaire ou individuel dans la mesure où l'illégalité relevée n'entraîne qu'une condamnation pécuniaire laissant subsister intégralement les effets de l'acte considéré. Il n'en irait autrement que si le préjudice résultait du refus de l'Administration de verser au requérant une somme d'argent à laquelle celui-ci aurait droit. Mais nous avons vu que de telles décisions peuvent seulement faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir en raison du fait que l'allocation d'une indemnité, nécessairement égale à la somme refusée, s'analyse en une annulation de la décision de refus.

Lorsqu'ils statuent en matière civile ou commerciale les tribunaux doivent respecter intégralement le principe de la séparation des autorités judiciaires et administratives. Cependant avant l'instauration du recours pour excès de pouvoir, il se reconnaissent un large pouvoir d'appréciation de légalité. Mais aujourd'hui on ne voit aucune raison de nature à justifier une mise à l'écart du principe de séparation des autorités judiciaires et administratives dès l'instant où existe un recours en annulation, sous réserve de l'hypothèse où l'acte est inexistant ou constitue une simple voie de fait.

 

 

 

Cette affirmation semble d'autant plus fondée que le Juge répressif voit sa compétence en la matière strictement limitée par la Cour Suprême.

En faveur d'une compétence élargie du juge répressif on aurait pu faire valoir que le principe de plénitude de compétence du juge pénal revêt une importance suffisante pour faire échec au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires. En outre l'article 609-11 du Code Pénal de 1962 permet au juge répressif d'appliquer des peines d'amende à ceux qui auraient contrevenu aux disposition) < des décrets et arrêtés légalement pris » lorsque ceux-ci ne comportent pas de sanctions propres.

Cependant une décision récente de la Cour Suprême après avoir affirmé de manière générale que cette disposition ne permet pas au juge répressif « d'apprécier la légalité des décrets et arrêtés pris dans des matières non contraventionnelles >> casse un arrêt de la Cour d'Appel de Rabat (12) en estimant que celle-ci a excédé sa compétence en appréciant la légalité d'un acte administratif individuel.

Si cette solution peut paraître justifiée s'agissant des actes individuels, encore qu'elle nous semble peu favorable aux prévenus, en revanche elle est franchement excessive en ce qui concerne les actes réglementaires qui, en dehors des matières contraventionnelles, ne peuvent plus donner lieu à aucun contrôle de légalité par voie d'exception.

En tout état de cause nous sommes loin de ce large pouvoir d'appréciation de légalité auquel semblaient habituées les juridictions de 1913.

Sous cette réserve, au demeurant importante, il est possible de dire que le contrôle de la légalité de l'action administrative est suffisamment perfectionné, d'un point de vue technique, pour donner aux administrés les garanties auxquelles ils peuvent prétendre dans un Etat de droit.

C'est une constatation identique que l'on pourra faire en envisageant maintenant le contentieux de la responsabilité des collectivités publiques.

-III -

Nous avons vu que le Contentieux de la responsabilité des collectivités publiques a été organisé au Maroc dès 1912 (13). L'article 8 du dahir sur l'Organisation Judiciaire permet d'obtenir réparation des préjudices causés par les marchés, les travaux publics, et généralement par tous les actes de l'Administration ayant porté préjudice à autrui.

Par ailleurs l'article 79 du dahir sur les Obligations et Contrats dispose que l'Etat et les Municipalités sont responsables des dommages causés directement par le fonctionnement de leurs administrations et par les fautes de service de leurs agents.

 

(12) En l'espèce le Ministère Public n'ayant pas fait appel, la Cour avait seulement statue sur l'action civile qui avait, en première instance, été jointe à l'action publique.

(13) J. PRAT : La responsabilité de la puissance publique au Maroc. Rabat 1963.

 

Enfin l'article 80 du même texte établit la responsabilité personnelle des agents publics à l'égard des dommages causés par leur dol ou par des fautes lourdes commises dans l'exercice de leurs fonctions. Dans ce cas « l'Etat et les Municipalités ne peuvent être poursuivis qu'en cas d'insolvabilité des fonctionnaires responsables ».

De cet ensemble de textes il ressort que les Tribunaux ordinaires sont juges de pleine juridiction de la responsabilité contractuelle ou quasi-délictuelle des collectivités publiques.

A. - La responsabilité quasi-délictuelle de l'Administration a donné lieu à des difficultés portant sur le point de savoir si le législateur avait entendu créer une responsabilité objective pour tous les dommages causés directement par le fonctionnement des Administraitons publiques (14). Ces difficultés ont été surmontées et aujourd'hui la théorie de la responsabilité des collectivités publiques repose principalement sur l'idée de faute. La Jurisprudence admet cependant de façon accessoire, que cette responsabilité puisse être engagée sans faute.

Sans entrer dans le détail d'une jurisprudence relativement abondante, on peut affirmer que la condition essentielle de l'engagement de la responsabilité administrative est constituée par la faute de service, c'est-à-dire le manquement anonyme ou individualisé, de l'administration à l'obligation qui lui incombe de faire fonctionner ses services, sans dommage pour les administrés.

Cette faute est appréciée concrètement en fonction des difficultés propres à chaque service de telle sorte que la jurisprudence se montre plus ou moins sévère dans son appréciation du caractère fautif du fait dommageable, selon que les tâches des différents services, compte tenu des conditions qui président à leur accomplissement, se révèlent plus ou moins difficiles. La faute de service est donc une faute graduée : le plus souvent une faute simple suffira pour engager la responsabilité administrative; mais une faute lourde sera exigée par exemple pour engager la responsabilité des services de lutte contre l'incendie, ou encore celle des services de police pour les dommages causés par les opérations de maintien de l'ordre à moins qu'il ne soit fait usage d'armes à feu. Dans ce cas l'exigence de la faute lourde disparaît tout au moins à l'égard des victimes étrangères à l'opération. Il sera également nécessaire de faire la preuve d'une faute lourde pour engager la responsabilité du service public hospitalier à l'exception des cas où le dommage résulte d'un traitement périlleux ou nouveau.

Sous ces différents aspects la faute est donc la condition principale de l'engagement de la responsabilité administrative. Elle n'en est cependant pas la condition exclusive. La Jurisprudence admet en effet une responsabilité sans faute dans des cas où la démonstration de l'existence d'une faute étant particulièrement difficile, voire impossible, l'égalité devant les charges publiques serait rompue au détriment de la victime si l'on maintenait à son encontre l'exigence de la preuve du caractère fautif de l'acte dommageable.

 

(14) A. de LAUBADÈRE : Le fondement de la responsabilité des collectivités publiques au Maroc. Gazette des Tribunaux marocains, 1943, p. 25 et 49.

On rencontre la responsabilité sans faute dans le domaine des travaux publics : les accidents dont sont victimes les tiers par rapport à l'ouvrage public, les dommages permanent qui sont causés par le voisinage des ouvrages publics sont réparés de cette manière. C'est encore l'idée d'égalité devant les charges publiques, jointe à celle de risque engendré par certaines activités administratives, qui explique la réparation sans faute des dommages qui résultent du voisinage d'une chose dangereuse, ou ceux que subissent les tiers, du fait de l'usage d'armes à feu par les forces de l'ordre, ou enfin ceux qui sont causés aux malades par des traitement médicaux audacieux.

La responsabilité sans faute du fait des lois et des règlements appelle quelques remarques.

Avant 1962 les mesures législatives, édictées sous forme de dahir, bénéficiaient d'un immunité juridictionnelle totale. Le dahir ayant aujourd'hui disparu, la jurisprudence admettrait-elle, compte tenu du nouveau cadre constitutionnel, la responsabilité du législateur ? Certaines formules utilisées par la Cour Suprême, il est vrai antérieurement à 1962, permettent d'en douter : le caractère législatif d'un acte, affirmait-elle, exclut « toute possibilité de recours contientieux » à son encontre.

Au demeurant la question ne présente guère d'intérêt pratique. En France où la responsabilité du fait des lois a été admise depuis longtemps, il est aisé de constater qu'elle n'a pour ainsi dire pas dépassé le stade de cette existence de principe.

S'agissant des dommages causés sans faute par des mesures réglementaires, la Cour Suprême a reconnu en principe la possibilité d'une indemnisation. A ce jour, toutefois, aucune décision n'a fait une application positive de celui-ci.

L'article 80 du dahir sur les obligations et contrats fait peser sur les agents publics la responsabilité des dommages causés par leurs fautes personnelles, dol, faute lourde dans l'exercice des fonctions, et évidemment faute commise en dehors du service.

Cette responsabilité est rarement retenue lorsqu'il s'agit de faute commise dans l'exercice des fonctions, les juridictions marocaines éprouvant quelques difficultés à distinguer la faute inexcusable, qui reste propre à son auteur, et la faute grave qui engage cependant la responsabilité de la collectivité publique.

Quoi qu'il en soit, la responsabilité administrative est rigoureusement indépendante de la responsabilité personnelle des agents publics.

Certes les tribunaux admettent qu'un dommage puisse avoir plusieurs causes : la défaillance du service et le fait personnel de l'agent peuvent concourir à la réalisation du dommage. Dans un tel cas de partage de responsabilité, la victime bénéficie de l'unité de juridiction. Elle peut dans une même instance poursuivre les coauteurs du dommage; quant au juge, il a la possibilité, dans un même arrêt, de statuer sur l'une et l'autre responsabilité et de prononcer une condamnation solidaire.

 

En revanche, un même fait ne peut jamais constituer à la fois une faute personnelle et une faute de service. L'article 80 du dahir précité prescrit en effet qu'en cas de faute personnelle, la collectivité publique ne peut être mise en cause que pour garantir l'insolvabilité de l'agent. Si le fait dommageable apparaît comme une faute personnelle, il est exclusif de toute faute de service en raison de la volonté même du législateur.

Ceci ne présente d'ailleurs aucun inconvénient. Rien n'interdit à la victime de développer dans sa requête, une argumentation alternative qu'il appartiendra au juge de trancher. Par ailleurs en cas d'insolvabilité reconnue de l'agent, la substitution de la collectivité publique à son agent défaillant, donne à la victime une garantie d'indemnisation, qu'en France la jurisprudence a voulu lui assurer par le cumul de responsabilités.

Ainsi la responsabilité des collectivités publiques n'est-elle, selon la célèbre formule « ni générale, ni absolue ». Mais cependant, à l'exception de quelques secteurs restreints d'irresponsabilité (acte législatif - acte de gouvernement par exemple) les règles jurisprudentielles élaborées depuis 1913, et confirmées au cours de la dernière décennie, permettent la réparation des dommages certains, moraux ou matériels, causé aux administrés, chaque fois que l'équité le commande, et sous la seule réserve qu'ils n'en aient pas été eux-mêmes les artisans,

B. – En matière contractuelle la responsabilité des collectivités publiques résulte des termes mêmes de l'article 8 du dahir sur l'Organisation Judiciaire. Cependant, malgré un contexte législatif favorable, la jurisprudence apparaît quantitativement fort limitée. Il semble qu'en ce domaine le règlement amiable des litiges l'emporte sur le recours au juge.

Le petit nombre de décisions rendues en la matière n'a pas permis la naissance d'un corps complet de règles applicables à la responsabilité contractuelle.

Cependant ces lacunes du droit jurisprudentiel sont comblées par les textes législatifs ou réglementaires.

La responsabilité contractuelle est tout d'abord une responsabilité pour faute. A cet égard la faute contractuelle ne présente aucune originalité par rapport à la faute de service. Elle peut être constituée par un manquement à une obligation précise insérée dans le contrat, ou par un comportement général incompatible avec celui que le contractant est en droit d'attendre de la part de l'autorité administrative partie au contrat.

La responsabilité sans faute est admise dans quelques espèces, soit pour permettre l'indemnisation du préjudice causé par les sujétions imprévues; soit dans le cas d'une modification unilatérale des obligations du cocontractant par l'Administration partie au contrat. Dans une décision récente, la Cour Suprême a expressément réservé ce cas; mais il n'existe aucune décision ayant fait application de cette règle.

Il en est de même de la théorie du fait du Prince, ou de celle de l'imprévision qui n'ont pas fait l'objet d'application jurisprudentielle, mais que le juge n'aurait aucune raison de repousser.

- IV -

Cet aperçu du Contentieux Administratif Marocain, bien qu'il soit sommaire, est cependant suffisant pour permettre de porter un jugement sur sa valeur actuelle et sur ses perspectives d'évolution.

Une première constatation peut être faite : elle consiste à dire que les instruments juridictionnels mis à la disposition des administrés (recours en annulation - recours en indemnité) sont techniquement adaptés à la protection de leurs droits; il est effet hors de doute qu'il permettent de censurer les illégalités commises par l'administration et d'obtenir la réparation des dommages qu'elle cause.

Cependant, quelle que satisfaisante que soit cette constatation, elle ne peut faire oublier que ce système est, toujours du seul point de vue technique, affecté d'un certain nombre de défauts.

On a pu juger que la simplification qui résulte de l'unité de juridiction laisse subsister une assez grande complexité inhérente à la séparation des contentieux. Les erreurs commises dans la recherche du critère de la matière administrative, sans avoir des conséquences aussi redoutables que dans un système de dualité de juridictions, ont cependant pour fâcheux résultat de ralentir parfois le cours de la justice, et de rendre toujours son administration délicate.

En matière d'excès de pourvoir, l'exigence du ministère d'avocat pénalise le requérant aux modestes ressources, dans une mesure que ne compense pas la dispense qui lui est accordée du paiement de la taxe judiciaire.

Mais il est évident qu'il est pratiquement impossible de revenir sur cette règle. Le rôle de l'avocat comme conseil des requêrants s'avère d'autant plus indispensable que les administrés sont moins informés, non seulement de leurs droits, mais aussi des techniques processuelles, dont le moins que l'on puisse dire, est qu'elles sont parfois subtiles (15).

Un autre défaut apparaît dans le recours administratif préalable. Son principe, nous l'avons vu, n'est pas en cause. Ce qui l'est, c'est la brièveté du délai de un mois dans lequel il doit être formé. On peut, sans grand risque d'erreur, affirmer que de nombreux recours ne voient jamais le jour, faute pour les intéressés d'avoir eu matériellement le temps de prendre exactement conscience de l'illégalité commise, et d'avoir connaissance des moyens procéduraux de la faire cesser. Sans doute l'augmentation de ce délai aurait l'inconvénient d'allonger encore l'ensemble de la phase préparatoire au dépôt du recours contentieux déjá relativement longue (16). Mais la question reste posée de savoir s'il ne conviendrait pas d'assouplir une règle dont l'effet cer tain est de fermer la prétoire à des administrés dont on peut présumer qu'ils se trouvent dans une situation identique à celle qui résulterait pour eux de l'absence de recours.

 

(15) Il y a lieu de noter, que la lecture des minutes de la Chambre administrative de la Cour Suprême donne de nombreux exemples de rejets qui ne s'expliquent que par l'ignorance dans laquelle se trouvent parfois les avocats eux-mêmes, des règles élémentaires qui gouvernent le recours.

(16) Elle est de six mois lorsque l'administré se trouve en présence d'une décision de l'administration.

Il faut enfin faire remarquer le rôle important que joue la jurisprudence dans l'élaboration d'un très grand nombre de règles procédurales de ce contentieux, et d'un plus grand nombre encore de règles de fond. Le droit administratif apparaît principalement jurisprudentiel. Il apparaît aussi très complexe. Or l'absence de spécialisation du juge, l'éloignement dans lequel il se trouve par rapport à l'administration, s'ils expliquent certains errements jurisprudentiels du passé, peuvent faire craindre pour l'avenir, un « affadissement » du contrôle de l'administration par un juge qui n'est pas sufisamment au courant de ses problèmes.

Et c'est précisément à l'avenir du contentieux administratif qu'il convient maintenant de s'attacher en fonction des quelques remarques que nous venons de faire.

La technique au recours contentieux apparaît, à quelques détails près, assez perfectionnée. Mais les recours contentieux ne sont que des instruments, des outils, dont la valeur n'est pas seulement le fruit de leurs qualités intrinsèques mais aussi, et peut-être surtout, des conditions de leur utilisation.

A cet égard le développement du contentieux administratif (et cela s'applique au contentieux en général) nous semble se heurter à deux sortes d'obstacles. Le premier est d'ordre sociologique et concerne le milieu humain et administratif. Le second est d'ordre institutionnel : il résulte de la réforme de la justice inscrite dans les faits depuis le 10 janvier 1966.

En premier lieu le développement du contentieux administratif est limité par les caractéristiques du milieu humain qui se résument en deux points : le faible niveau d'évolution de la population et la persistance de ce que l'on pouvait appeler, des « structures d'autorité ». La conséquence la plus frappante de cette situation apparaît dans le fait que la justice est très largement théorique (17). Ceci est extrêmement net s'agissant du recours pour excès de pouvoir. Sans doute le recours est-il largement ouvert. Et cependant le nombre de recours a été fort peu élevé depuis 1957 malgré le caractère pressant des souhaits dont il était l'objet avant sa création. De plus, non seulement leur nombre ne s'est pas accru, mais il accuse actuellement une fâcheuse tendance à diminuer dans d'inquiétantes proportions.

Il est aisé de comprendre que le recours, compte tenu d'ailleurs de la centralisation de la justice, n'est accessible qu'à la fraction la plus évoluée de cette entité que l'on nomme « Administrés ». La lecture des arrêts nous enseigne que l'administré requérant est principalement, le fonctionnaire, le commerçant (individu ou société) et l'étranger.

Sans doute de nombreux litiges sont-ils tranchés au cours de procédures administratives, ce qui est conforme, peut-être, à un temperament na tional plus porté à la négociation qu'à la procédure. Il demeure cependant étonnant que, par exemple, cinq ans après l'entrée en vigueur de la loi portant décentralisation communale, un seul arrêt ait été rendu sur un recours intenté par une autorité locale décentralisée.

 

(17) Cf. Abdelaziz CHERKAOUI : La tutelle des collectivités locales, p. 75, mémoire soutenu devant la Faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales. Rabat, octobre 1965.

Ne serait-ce pas parce que l'acte administratif est encore ressenti essentiellement comme un ordre, parce que la notion de recours en annulation apparaît comme étrangère aux rapports essentiellement binaires qui unissent l'Autorité à celui qui est sous l'autorité ? Cette attitude mentale marque les comportements administratifs. Elle n'est pas étrangère sans doute à l'attitude d'administrateurs qui considèrent parfois le recours comme une attaque personnelle, et la décision de justice comme une intrusion dont il n'y a pas lieu de tenir compte. (Ceci n'est d'ailleurs pas sans équivalent en d'autres pays, mais ce sont les causes de ce phénomène qui nous semblent ici particulières.) Elle ne peut enfin qu'être maintenue par l'existence de structures administratives centralisées et hiérarchisées, qu'une timide décentralisation n'a que légèrement assouplies.

Tout ceci revient à dire que les techniques juridiques les plus perfectionnées ne peuvent porter leurs fruits qu'à la condition d'être mises en cuvre dans un milieu apte à les accueillir et au sein duquel elles peuvent s'épanouir. C'est pourquoi la généralisation de l'Etat de droit ne dépend que très partiellement des techniques juridictionnelles que nous avons analysées.

En deuxième lieu le développement du contentieux administratif va se heurter au fait que depuis le début de 1966 c'est à des juridictions unifiées, marocanisées et arabisées qu'est dévolue la tache de rendre la justice, y compris en matière administrative. Si le principe de cette réforme n'a pas été contesté et n'est pas contestable, il est certain que son application ne se fera pas sans de graves difficultés.

Celles-ci apparaissent immédiatement lorsque l'on sait que ni par leur nombre, ni par leur formation les magistrats ne sont actuellement en mesure de jouer le rôle essentiel qui — nous y avons insisté - les attend dans le domaine du contentieux administratif (18). La majorité de ces magistrats provient des anciennes juridictions de droit commun et n'a reçu qu'une formation traditionnelle sans avoir jamais appliqué le droit moderne. L'arabisation des codes n'est pas de nature à conjurer le risque d'une solution de continuité étant donné que l'essentiel des règles de fond se trouve dans une jurisprudence inaccessible aux magistrats arabophones.

 

(18) A la fin de l'année 1965, le Ministre de la Justice, déclarait au cours d'une conférence de presse : S.M. le Roi vient de sceller deux décrets royaux portant organisation d'un concours pour le recrutement de 100 magistrats... et de 15 conseillers à choisir directement parmi des licenciés en droit depuis plus de six ans, ou des personnes ayant des connaissances suffisantes en droit pour assumer de si hautes fonctions judiciaires ». Le 15 mars dernier le Ministre de la Justice faisait savoir que le concours n'avait attiré que quarante candidatures. Il faut ajouter que dix d'entre elles ont été retenues et que, pour l'instant, aucun Conseiller à la Cour Suprême n'a pu être recruté. Ceci semble d'autant plus grave que le Ministre déclarait le même jour que le nombre des démissions ne faisait qu'augmenter. Cette affirmation semble étonnante sachant que S.M. le Roi a invité le Conseil Supérieur de la Magistrature en novembre 1965 à ne pas accepter les démissions qui lui seraient présentées sauf si cela s'avérait nécessaire.

Quant aux magistrats provenant des juridictions modernes ils sont peu nombreux et ont bien souvent été recrutés sur la base de mesures transitoires qui ne constituent peut-être pas une garantie de leur technicité.

On peut donc à bon droit redouter que les magistrats ne disposent pas de la compétence nécessaire pour jouer, face à une administration jalouse de son autorité, le rôle de mainteneur de la légalité et de protecteur des droits des administrés.

En outre l'instabilité, qui est l'une des caractéristiques de la haute fonction publique marocaine, a produit des effets néfastes sur la magistrature et spécialement au plus haut niveau. Pour s'en tenir à la Chambre Administrative de la Cour Suprême, on constate qu'aucun des magistrats marocains qui y ont, en titre, exercé des fonctions de conseiller de 1958 à 1963, ne figure parmi les membres de cette Chambre en 1965. Actuellement sur les cinq magistrats qui composent statutairement la Chambre Administrative, quatre proviennent de la Chambre Civile dans laquelle d'ailleurs ils continuent à exercer leurs fonctions. Ceci n'est peut-être pas contraire au texte organisant la Cour Suprême. Mais en tout état de cause, une telle pratique nous semble peu compatible avec l'acquisition du minimum de spécialisation que doivent posséder des magistrats auxquels incombe la tâche redoutable d'assurer l'unité du contentieux administratif et sa continuité (19).

***

Obstacles techniques, obstacles institutionnels, obstacles humains, tels sont les trois écueils auxquels se heurte le développement du contentieux administratif et qui se feront particulièrement sentir au cours de la période qui vient de s'ouvrir. Ils ne sont pas d'égale importance, et aucun d'entre eux n'est insurmontable. Mais il ne fait aucun doute que le maintien du contentieux administratif au niveau qu'il avait atteint soit une tâche difficile. Elle requiert quelques réformes de texte, beaucoup d'efforts de la part du juge, et surtout, pensons-nous, du temps.

Michel ROUSSET.

 

(19) Ajoutons que depuis 1962 la diffusion des décisions de la Cour Suprême n'est assurée que d'une façon très partielle et épisodique, ce qui semble constituer un autre élément de nature à compromettre le rôle de régulateur des juridictions inférieures dévolu à la Juridiction Suprême.

 


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1 تعليقات
  • ABDERRAHIM MOUJTAHID
    ABDERRAHIM MOUJTAHID 9 فبراير 2021 في 3:35 م

    Bonjour
    Merci professeur pour cet écrit si intéressant.
    Néanmoins, je voudrai savoir comment le citer dans une bibliographie et en bas de page.

    Cdt

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