LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF AU MAROC DES JURIDICTIONS FRANÇAISES A L'UNIFICATION DES TRIBUNAUX
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF AU MAROC
DES
JURIDICTIONS FRANÇAISES
A
L'UNIFICATION DES TRIBUNAUX (1)
C'est le dahir sur l'Organisation judiciaire du 12 août 1913 qui a posé les bases du contentieux administratif en confiant aux juridictions judiciaires qu'il créait le soin de trancher certains litiges nés de l'action administrative (2).
L'article 8 de ce dahir disposait: «En
matière administrative les juridictions françaises instituées dans Notre Empire
sont exclusivement compétentes pour connaître de toutes les instances tendant à
faire déclarer débitrices les administrations publiques, soit à raison de
l'exécution des marchés conclus par elles, soit à raison des travaux qu'elles
ont ordonnés, soit à raison de tous actes de leur part ayant porté préjudice à
autrui.
Il est interdit aux juridictions civiles
d'ordonner accessoirement à l'une des demandes ci-dessus, ou principalement,
toutes mesures dont l'effet serait d'enrayer l'action des administrations
publiques, soit en portant obstacle à l'exécution des règlements pris par
elles, soit en enjoignant l'exécution ou la discontinuation de travaux publics,
soit en modifiant l'étendue ou le mode d'exécution des dits travaux.
Il est également interdit aux juridiction
civiles de connaître de toutes demandes tendant à faire annuler un acte d'une
administration publique sauf le droit pour la partie intéressée de poursuivre,
par la voie gracieuse, la réformation de l'acte qui lui fait grief ».
Le Contentieux Administratif qui naissait
était donc strictement limité : les Tribunaux civils, en l'espèce les tribunaux
de première instance, recevaient une compétence d'attribution. Cette compétence
n'existait qu'à l'égard des recours tendant à obtenir la condamnation des
administrations au versement de sommes d'argent. Elle était enfin étroitement
assujettie au respect de la séparation des autorités administratives et
judiciaires.
Les
décisions rendues en matière administrative étaient toujours susceptibles
d'appel; en revanche aucun recours en cassation n'était possible, à l'exception
de la faculté reconnue du Ministère Public de déférer à la Cour de Cassation
les décisions qui auraient été rendues en violation de la règle de séparation
des autorités administratives et judiciaires, c'est-à-dire les décisions qui
auraient été rendues en violation de l'interdiction faite aux tribunaux civils
d'entraver l'action des administrations publiques », ou « de connaître de toute
demande tendant à faire annuler un acte d'une administration publique ».
(1) Cf. Documents, III, 2.
(2) THEIS (J.), Le contentieux administratif au Maroc, Revue du
droit public, 1958, pp. 401 et sv.
Le
Dahir sur l'Organisation Judiciaire excluait donc le recours en annulation,
péché originel qui lui sera de plus en plus fréquemment reproché, au fur et à
mesure que les années passeront; les critiques en oublieront parfois de
souligner autant que cela le méritait, que l'article 8 de ce dahir, en liaison
avec l'article 79 du dahir sur les obligations et Contrats, également du 12
août 1913, posait le principe général de la responsabilité de la Puissance
Publique, totalement inconnu jusqu'alors.
Au
demeurant, les Tribunaux civils tenteront, en prenant une remarquable liberté à
l'égard des textes, de remédier à cette lacune, grâce à un très LA large
développement du contrôle de légalité par voie d'exception, et ceci tant à
l'égard des actes règlementaires que des actes individuels (3). Ce contrôle, il
est vrai, ne dépassera que rarement la vérification de la légalité externe des
actes administratifs, c'est-à-dire le respect des règles de compétence et des
règles de forme, tant il est vrai que les Tribunaux judiciaires sont mal
préparés à exercer un contrôle des intentions et des fins qui animent
l'autorité administrative dans l'élaboration de ses actes.
Le
législateur ouvrira lui même une brèche dans cette interdiction du recours en
cassation, en autorisant les fonctionnaires des administrations chérifiennes «a
déférer au Conseil d'Etat français .... les actes des diverses autorités du
Protectorat relatifs à leur statut » (article 2 du dahir du 10' septembre
1928). La Haute Juridiction interprétera d'ailleurs cette compétence
restrictivement en estimant que le décret du 23 novembre 1928, homologue
français du dahir précité, ne lui permettait de connaître que des actes individuels
à l'exclusion des actes règlementaires relatifs aux statuts de ces
fonctionnaires.
Au
lendemain de l'indépendance ce système a été conservé dans ses grandes lignes.
Mais en outre il a été complété par le dahir du 27 septembre 1957 portant
création de la Cour Suprême, juridiction unique coiffant tous les ordres de
juridictions. L'article 10 de ce dahir lui donne compétence pour statuer sur :
19)
les pourvois en cassation formés contre les arrêts et jugements rendus en
dernier ressort par les cours et tribunaux de tous ordres.
20)
Les recours en annulation pour excès de pouvoirs formés contre les décisions
émanant des autorités administratives. Désormais le Contentieux administratif
repose sur les deux piliers essentiels que sont le recours de pleine juridiction
et le recours en annulation. Son homogénéité est par ailleurs assurée, puisque
la Cour Suprême est l'instance juridictionnelle unique et suprême à laquelle
aboutissent directement ou indirectement tous les recours contentieux.
(3) A. DE LAUBADÈRE : Le Contrôle de la légalité des actes
administratifs par les Tribunaux judiciaires du Maroc, Gazette des Tribunaux
marocains, 1943, p. 121.
Toutes les juridictions compétentes en
matière administrative ont été principalement composées de magistrats français
servant, depuis 1957, au titre de l'assistance technique. On s'explique ainsi
qu'ils aient été très largement inspirés par la jurisprudence des Tribunaux
administratif français.
Ainsi, original en ce qu'il repose sur le
principe d'unité de juridiction, le même juge étant saisi des litiges
administratifs et des litiges d'ordre privé, le contentieux administratif
marocain se rapproche de son homologue fran-] çais par l'identité des solutions
apportées aux litiges administratifs, chaque fois qu'aucune raison tirée des
particularités locales n'a pas commandé d'en adopter de différentes.
Or une importante réforme est entrée en
vigueur le 1er janvier 1966. Elle résulte de la loi votée le 2 juin 1964 par le
Parlement (4) qui unifie les Tribunaux, notamment par la suppression des
juridictions créées en 1913. En outre les juridictions unifiées, chargées
désormais de trancher la totalité du contentieux, sont composées exclusivement
de magistrats marocains et statuent en arabe.
Cette réforme ouvre sans aucun doute un
nouveau chapitre de l'histoire judiciaire marocaine. On peut penser qu'elle
aura d'importantes conséquences sur l'ensemble du contentieux et spécialement
sur le contentieux administratif. Il est donc légitime de s'interroger dès à
présent sur les perspectives nouvelles qui s'ouvrent au Contentieux
administratif compte tenu de l'indépendance totale de la Justice marocaine.
Auparavant il est nécessaire de rappeler les caractéristiques essentielles du
régime administratif marocain et de dresser un rapide tableau des principales
orientations jurisprudentielles. dans les deux secteurs clés de ce contentieux,
celui de la légalité et celui de la responsabilité.
- I -
La législation de 1913 en confiant aux mêmes
juridictions le soin de juger les litiges d'ordre privé et les litiges
administratifs a donné naissance à un système d'unité de juridictions que le
Maroc a conservé et même renforcé au lendemain de l'indépendance en créant une
juridiction suprême unique (5).
L'avantage d'un tel système est particulièrement
évident puisqu'il supprime le problème de la recherche de la juridiction
compétente qui absorbe une grande part de l'énergie du plaideur français.
L'unité de juridiction s'accompagne de l'unité de la procédure applicable dans
les deux types d'instance, bien qu'il existe quelques particularités dans les
instances administratives en raison notamment de la séparation des autorités
administratives et judiciaires; L'Administration est ainsi à l'abri des voies
d'exécution et la procédure du référé n'est utilisable contre elle que dans la
mesure où elle ne débouche pas sur des injonctions adressées à l'autorité
administrative, ce qui lui enlève une grande partie de son intérêt.
(4) J. SAUVEL : La Réforme de la Justice au Maroc, Annuaire de
l'Afrique du Nord (III), 1964, p. 89.
(5) O. RENARD-PAYEN : L'expérience marocaine d'unité de
Juridiction et de séparation des contentieux, L.G.D.J., 1965.
Cependant l'unité de juridiction ne constitue
qu'un aspect du système; Il en est un deuxième qui réside dans la séparation
des contentieux en vertu de laquelle les litiges administratifs sont tranchés
sur la base d'un ensemble de règles spécifiques qui constituent un droit
administratif autonome par rapport au droit privé. L'existence d'un droit
administratif autonome oblige donc les juridictions à qualifier les instances
dont elles sont saisies, afin de déterminer celles qui relèvent de la matière
administrative » et qui devront être réglées sur la base du droit
administratif.
En d'autres termes, si le plaideur n'a pas à
rechercher la juridiction compétente parce qu'elle est unique, il doit en
revanche, et le juge après lui, déterminer la nature de l'affaire puisque de
cette détermination dépendent les moyens qui seront articulés à l'appui du
recours, et le droit applicable au litige. C'est dire que la simplification qui
résulte de l'unité de juridiction n'est que partielle, puisque le juge est
obligé, en tout état de cause, de déterminer un critère de la matière
administrative » afin de connaître la règle de droit applicable.
Dans la recherche de ce critère les
Juridictions marocaines se sont en général fidèlement inspirées des solutions
françaises. Elles utilisent tour à tour le critère organique faisant état de la
qualité de l'auteur de l'acte ou de l'opération en cause; le critère matériel
tenant compte de la nature de l'activité, ou de l'acte source du litige; les
notions de service public, de puissance publique, le couple gestion publique -
gestion privée sont invoquées au fil des arrêts pour circonscrire une « matière
administrative » dont l'étendue est, à fort peu de chose près, la même que
celle dont les tribunaux administratifs français ont à connaître (6)
La recherche de ce critère n'a pas été
exempte d'erreurs, de contradictions, d'incertitudes, inhérentes à une telle
entreprise. Il appartient aujourd'hui à la Cour Suprême de trancher les
dificultés en sa double qualité de juge de l'excès de pouvoir et de juge de
cassation. A ce dernier titre elle peut rétablir la véritable nature du litige
et imprimer ainsi une unité aux décisions des juridictions inférieures. Dans
cette tâche la Cour Suprême dispose du moyen particulièrement efficace que lui
donne l'article 23 du dahir du 29 septembre 1957. En vertu de ce texte la Haute
Juridiction, saisie d'un recours en cassation, a la possibilité d'évoquer
l'affaire et de statuer définitivement à la condition que celle-ci soit en état
d'être jugée. L'évocation a été utilisée à plusieurs reprises, soit totalement,
soit partiellement, la Cour ayant dans ce cas tranché certains points du litige
et, pour le surplus, renvoyé l'affaire devant la Cour d'Appel.
Mais son influence se manifeste également
lorsque, en tant que juge X de l'excès de pouvoir, elle statue sur sa propre
compétence.
(6) Le contentieux administratif
marocain ne connait pas la théorie de l'emprise, laquelle permet dans certaines
conditions aux tribunaux judiciaires français de réparer les conséquences
dommageables des occupations administratives irrégulières des propriétés
immobilières.
- II -
Le Contentieux de la légalité se partage
aujourd'hui, de façon d'ailleurs inégale, entre le recours direct en annulation
pour excès de pouvoir, et le recours oblique de l'exception d'illégalité.
10) Le dahir du 27 octobre donne compétence à
la Cour Suprême pour statuer sur les recours en annulation pour excès de
pouvoir dirigés contre les décisions des autorités administratives. Cette
innovation à été saluée comme une étape capitale sur la voie de l'achèvement de
la construction d'un Etat de droit par tout ceux que préoccupait le souci
d'assurer efficacement le le respect de la légalité par l'Administration. Un
aperçu rapide de la jurisprudence des huit années qui se sont écoulées depuis
la création du recours nous permettra de conclure que, techniquement, celui-ci
peut jouer le rôle qu'on lui a assigné.
A l'exception de quelques règles peu
nombreuses (conditions de forme et de délais, recours administratifs
préalables, ministères d'avocats, exception de recours parallèles) le régime
juridique du recours n'a pas été fixé par le dahir. La Cour Suprême a donc eu
toute liberté pour élaborer celui-ci; elle s'est très largement inspirée de la
jurisprudence du Conseil d'Etat français, chaque fois que les solutions qu'elle
contenait étaient compatibles avec l'ordre juridique du Maroc.
L'histoire du recours pour excès de pouvoir
est récente et les décisions de la Cour Suprême peu abondantes; mais celles-ci,
comme celle-là, témoignent du désir de la Haute Juridiction de donner au
recours le maximum d'efficacité.
La Cour Suprême a tenté d'atteindre cet
objectif en faisant du recours pour excès de pouvoir un recours largement
ouvert aux administrés et en exerçant sur les actes qui lui ont été déférés un
contrôle dont l'intensité ne le cède en rien à celle dont fait preuve le
contrôle du Conseil d'Etat français.
A. — La Cour Suprême a eu l'occasion, à deux
reprises, de se prononcer sur le principe même de l'existence du recours en
présence de textes qui paraissaient l'exclure. Compte tenu de la formule
générale du dahir du 29 septembre 1957 la Cour a estimé que seule une
manifestation expresse de la volonté du législateur pouvait faire disparaître
le recours. Ainsi les dispositions législatives telles que « l'autorité
administrative pourra prendre telle décision pour des motifs d'intérêt public
dont elle restera seule juge », ou encore l'autorité administrative statuera
sans recours », ne peuvent être interprétées comme excluant le recours pour
excès de pouvoir.
Ainsi tous les actes unilatéraux pris par des
autorités administratitves sont susceptibles d'être déférés au Juge de l'excès
de pouvoir. Ceci exclut évidemment les actes législatifs (7), les actes
juridictionnels (par exemple ceux qui émanent d'organismes professionnels
siégeant en tant que conseil de discipline),
(7) Jusqu'à l'entrée en vigueur
de la Constitution de 1962, le recours a été déclaré irrecevalabe à l'égard du
dahir même lorsque celui-ci présentait le caractère d'un acte individuel. A
trois reprises la Cour Suprême a déclaré que l'acte émanant du Souverain et
pris en forme de dahir , n'émanait pas d'une autorité administrative. Ce qui
était justifié compte tenu du contexte constitutionnel antérieur à 1962, ne le
semble plus aujourd'hui s'agissant de ceux des décrets-royaux qui sont
matériellement des actes administratifs, tels les décretsroyaux de nomination
des hauts fonctionnaires. Mais il n'y a aucune jurisprudence à cet égard, pas
plus d'ailleurs qu'en ce qui concerne les actes ayant valeur législative,
décret-lois avant leur ratification (il n'y en a pas eu): la même incertitude
pèse sur les décrets-royaux pris en vertu de l'état d'exception dans le domaine
règlementaire.
les actes de gouvernement lesquels sont
insusceptibles de tout recours juridictionnel à « raison des autorités qu'ils
mettent en cause » (8).
En revanche le recours est recevable contre
les décisions concernant l'organisation du service public de la justice.
Peuvent être déférées au juge de l'excès de pouvoir les décisions émanant
d'organismes privés lorsque ceux-ci agissent dans le cadre d'une mission de service
public que leur assigne le législateur (9).
Il va de soi que peuvent seulement faire
l'objet d'un recours, les actes o qui, par leur contenu, apparaissent comme des
décisions touchant les administrés : tel n'est pas le cas des avis, des
renseignements, des instructions qui concernent le fonctionnement interne des
services administratifs ou encore des actes qui constituent un simple rappel de
la réglementation existante. Ces actes ne font pas grief aux administrés; ils
ne peuvent donc pas être attaqués.
La recevabilité du recours pose de délicats
problèmes en raison de l'article 14 du dahir de 1957 qui dispose : « Le recours
pour excès de pouvoir n'est pas recevable contre les décisions administratives
lorsque les intéressés disposent pour faire valoir leur droit du recours
ordinaire de pleine juridiction ».
Cette règle a peut-être été motivée par le
souci du législateur d'éviter un encombrement de la Cour Suprême, souci
d'autant plus légitime que la Haute juridiction est une juridiction unique.
En réalité ce n'est là qu'une justification
accessoire de cette règle. La justification essentielle réside dans la
nécessité de respecter l'attribution de compétence réalisée au profit des
Juridictions modernes par un texte général, l'article 8 du dahir sur l'Organisation
Judiciaire, et par des textes spéciaux.
En ce qui concerne l'article 8 du dahir de
1913 il faut se souvenir que le législateur a donné à ces juridictions une
compétence limitée leur permettant de déclarer les administrations débitrices
dans trois cas (travaux publics, marchés, actes ayant porté préjudice) et ceci
sans pouvoir entraver la marche des administrations publiques, et surtout sans
pouvoir annuler les actes administratifs.
Les
Tribunaux modernes ne pouvaient donc pas connaître de demandes portant sur des
matières étrangères à ces trois chefs de compétence, ou encore de demandes qui
les auraient conduits à rendre des décisions équivalentes à des décisions
d'annulation.
(8) Jusqu'alors l'acte de gouvernement n'existe que de façon négative, la Cour Suprême n'y ayant fait allusion que pour rejeter l'argumentation opposée par l'Administration à la recevabilité du recours. Toutefois ces décisions sont importantes car la définition de l'acte de gouvernement exclut le mobile politique sous-jacent dans l'argumentation de l'Administration
Ainsi chaque fois qu'une action s'analyse, en
droit ou en fait, en une demande d'annulation, elle devra emprunter la voie du
recours pour excès de pouvoir.
C'est la raison pour laquelle la Cour Suprême
a admis que le recours pour excès de pouvoir puisse être dirigé contre des
décisions prises en violation des dispositions contractuelles lorsque le
requérant désirait en obtenir l'annulation. Cette jurisprudence est
actuellement limitée au contentieux des contrats de fonction publique, mais
elle pourrait être logiquement étendue à tous les contrats. Dans tous ces cas,
en effet le Juge de pleine juridiction ne peut donner au requérant qu'une
satisfaction restreinte à la seule indemnisation du préjudice causé par l'acte
illégal.
De la même manière la Cour Suprême admet que
seul le recours pour excès de pouvoir puisse être utilisé pour obtenir la
reconnaissance du droit à une prestation pécuniaire refusée par
l'Administration, que le droit trouve sa source dans un texte législatif ou
règlementaire ou dans un contrat. Dans ce cas il est vrai, le requérant ne
dispose jamais du recours en indemnité, car la Cour Suprême estime que les
juridictions de plein contentieux ne peuvent pas rendre de décisions qui, en
fait, auraient un résultat pratiquement équivalent à des décisions
d'annulation.
Cette jurisprudence est donc originale dans
la mesure où elle admet le 1 recours pour excès de pouvoir en matière
contractuelle. Elle l'est aussi, bien que dans une mesure moindre, en ce
qu'elle admet de façon exclusive le recours pour excès de pouvoir contre les
décisions administratives ayant une portée essentiellement pécuniaire.
Les Tribunaux judiciaires ont également reçu,
d'un certain nombre de textes particuliers le soin de trancher les litiges nés
de leur application : Ainsi en est-il dans le domaine du contentieux fiscal, ou
dans celui du contentieux des pensions civiles par exemple. Dans toutes ces
matières la Haute juridiction interprête strictement l'article 14 du dahir de
1957 et déclare le recours irrecevable.
On ne rencontre que fort peu de décisions
intéressant le problème de la qualité du requérant. Plusieurs arrêts ont décidé
que l'action corporative n'était recevable que si l'acte attaqué concernait la
totalité des membres du groupement. Dans le cas contraire le groupement ne peut
qu'intervenir au recours, si, par ailleurs, les conditions de recevabilité de
son intervention sont réunies. Un seul arrêt concerne un recours intenté par
une autorité décentralisée pour défendre sa compétence. Malgré ce petit nombre
d'arrêts concernant cet important problème, on peut penser que la Cour Suprême
n'aurait pas manqué, si l'occasion lui en avait été donnée, de faire siennes
les solutions du Conseil d'Etat, qui, depuis le début du siècle, a très
largement ouvert le cercle des intéressés pouvant utiliser le recours.
Le dépôt de la requête en excès de pouvoir
est soumis à certaines règles de forme, au demeurant assez simples mais qui
sont prescrites à peine de rejet de la requête. En outre le ministère d'avocat
est obligatoire; le recours est dispensé du versement de la taxe judiciaire.
Mais la particularité la plus remarquable du recours en ce domaine, résulte de l'obligation faite au requérant de déposer un recours administratif (hiérarchique, ou à défaut gracieux) préalablement au recours contentieux Il doit le faire dans le délai d'un mois à compter de la publication ou de la notification de la décision. Le silence gardé pendant plus de trois mois par l'autorité administrative vaut décision implicite de rejet. La date du rejet exprès ou implicite de ce recours fait alors courir le délai de deux mois du recours contentieux.
Il
faut noter que l'administré peut provoquer une décision lorsque l'autorité
administrative s'abstient d'agir : là encore, le silence gardé pendant plus de
trois mois vaut décision implicite de rejet à l'égard de laquelle l'intéressé
doit intenter un recours administratif dans les mêmes conditions que celles
exposées ci-dessus.
Il
est évidemment possible de faire valoir des bons arguments pour justifier
l'exigence du recours administratif préalable. Les illégalités ne sont pas
toutes volontaires. L'ignorance en est souvent la cause. Il n'est pour s'en
convaincre que de feuilleter les recueils de jurisprudence, ou de parcourir les
circulaires ministérielles expliquant à des fonctionnaires dont la formation
est parfois élémentaire, la façon de prendre leurs décisions. Le recours
administratif a donc une valeur pédagogique. Il peut jouer un rôle important
dans la formation des agents publics. Mais en outre il doit permettre de
corriger un certain nombre d'irrégularités en dehors de toute procédure
juridictionnelles (10). Mais ce qui, en revanche, semble facheux c'est la très
grande brièveté du délai de un mois dans lequel ce recours doit être formé. La
rigueur de ce délai est une faiblesse peu spectaculaire, mais sans doute très
réelle du régime juridique du recours pour excès de pouvoir. Cette exigence
ayant été posée par le législateur il n'appartient pas à la Cour Suprême d'en
dispenser les requérants. Cependant les contestations sur la date du dépôt du
recours administratif ont été tranchées dans un sens favorable à ceux-ci. En
effet chaque fois que l'Administration conteste la date du dépôt du recours, 1
ou de son rejet, date invoquée par le requérant, la Cour décide qu'il incombe à
l'Administration d'en établir l'inexactitude.
B.
— Il ne suffit pas, pour assurer un contrôle réel de la légalité de l'action
administrative, d'accueillir libéralement le recours des administrés. Il faut
aussi que le juge donne à son contrôle une intensité telle qu'aucune des
conditions de la légalité de l'acte administratif ne puisse échapper à son
examen.
L'intensité
de ce contrôle apparaît de prime abord en ce que le juge de l'excès de pouvoir
ne se borne pas à veiller au seul respect des lois et des règlements. Il veille
aussi au respect des règles de droit individuelle : l'autorité administrative
doit respecter ses actes individuels dans toute la mesure où ils ont fait
acquérir des droits à leurs destinataires. En outre la violation d'une règle
contractuelle, comme la violation de toute règle, apparaît comme une atteinte
au principe de légalité.
(10) On peut d'autant plus le
penser que les recours -- au moins lorsqu'ils sont adressés aux autorités
centrales sont en principe transmis pour étude au Service de législation du
Secrétariat Général du Gouvernement.
Enfin
la Cour Suprême estime que l'Administration doit respecter également des règles
non écrites qui constituent des principes généraux du droit. C'est ainsi qu'a
été proclamé le principe général des droits de la défense, qui oblige
l'autorité administrative lorsqu'elle prend une décision s'analysant en une
sanction, à communiquer à l'intéressé les griefs articulés contre lui et à entendre
sa défense, même si aucun texte ne le prévoit. De même elle doit respecter le
principe de non rétroactivité des actes administratifs, l'autorité de la chose
jugée, la liberté du commerce et de l'industrie.
En
second lieu l'intensité du contrôle exercé par la Cour Suprême résulte de ce
qu'elle fait porter son examen sur la totalité des éléments de l'acte qui lui
est déféré.
Elle
censure évidemment les illégalités externes telles que la violation des règles
de forme et de compétence. Elle censure également les illégalités internes qui
affectent l'objet, les motifs ou le but de l'acte.
Elle
vérifie la compatibilité de la mesure prise avec le texte sur lequel
l'Administration s'est fondée pour prendre sa décision.
La
Haute juridiction n'exige pas, dans le silence des textes, que l'Administration
motive ses décisions. Mais lorsque les motifs de l'acte apparaissent, elle
vérifie qu'ils ont réellement existé et qu'ils sont de ceux que
l'Administration pouvait légalement invoquer. Bien plus, elle se réserve le droit
de demander à l'Administration communication des motifs de ses décisions afin
d'en vérifier la matérialité et la qualification juridique. Le refus de
l'Administration de déférer à cette demande entraîne l'annulation de la
décision attaquée, le juge présumant que dans ces conditions la décision ne
repose pas sur des motifs légaux.
Le
juge de l'excès de pouvoir s'assure également que l'autorité administrative n'a
pas usé de son pouvoir dans un but autre que celui pour lequel il lui a été
confié.
Cette
rigueur du contrôle ne signifie cependant pas que la Cour Suprême ne tienne pas
compte des exigences de l'activité administrative. La Cour en effet refuse de
vérifier l'opportunité des décisions administratives sauf prescriptions
contraires d'un texte législatif ou réglementaire. Cette réserve à l'égard du
pouvoir discrétionnaire n'est cependant pas absolue; dans le domaine des
mesures de police, le juge exige que les décisions administratives soient
adaptées aux motfs qui sont invoqués. Une telle attitude du juge s'explique par
le désir d'assurer aux administrés une protection particulierement efficace et
qui soit à la mesure du danger que fait courir à leurs libertés, l'ampleur du
pouvoir administratif.
La
Haute juridiction tient également compte des conditions dans lesquelles se
déroulent l'action administrative; elle a jugé que des circonstances particulièrement
difficiles peuvent faire disparaître des illégalités commises par l'autorité
administrative (11).
(11) Cette jurisprudence est
actuellement négative : Il s'agit en effet d'arrêts d'annulation dans lesquels
la Cour expose, qu'à défaut de circonstances exceptionnelles, l'Administration
ne pouvait agir comme elle l'a fait.
Le recours pour excès de pouvoir n'est pas
suspensif de l'exécution de l'acte attaqué. Toutefois, l'article 15 du dahir de
1957 qui pose cette règle, prévoit la possibilité du sursis à l'exécution. La
Cour Suprême exige pour ordonner le sursis que l'irrégularité de l'acte ne
fasse pratiquement aucun doute, et que l'exécution de cet acte entraîne des
conséquences difficilement réversibles.
20) Le contrôle de légalité n'est pas
seulement exercé dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. Il l'est
également par le moyen de l'exception d'illégalité, procédé par lequel le juge
vérifie la régularité des actes administratifs sur lesquels il doit se fonder
pour trancher les litiges dont il est saisi. Largement admise à l'époque où le
recours en annulation n'existait pas, l'exception d'illégalité conserve
aujourd'hui une réelle importance, bien que celle-ci ait nécessairemment
diminué en raison de l'existence du recours en annulation. Il convient pour
apprécier l'ampleur de ce contrôle indirect de distinguer trois sortes de
situations.
Lorsque les juridictions statuent en matière
administrative elles doivent nécessairement apprécier la légalité des actes
administratis, qu'ils soient individuels ou réglementaires, chaque fois que le
dommage dont il est demandé réparation trouve sa source dans une illégalité. La
Cour Suprême leur a confirmé ce droit à plusieurs reprises.
Un problème n'est cependant pas résolu qui
est celui de savoir si un requérant forclos à l'égard du recours pour excès de
pouvoir peut remettre en cause, par la voie de l'exception d'illégalité, un
acte devenu définitif.
On peut répondre à cette question par
l'affirmative, que l'acte soit réglementaire ou individuel dans la mesure où
l'illégalité relevée n'entraîne qu'une condamnation pécuniaire laissant
subsister intégralement les effets de l'acte considéré. Il n'en irait autrement
que si le préjudice résultait du refus de l'Administration de verser au
requérant une somme d'argent à laquelle celui-ci aurait droit. Mais nous avons
vu que de telles décisions peuvent seulement faire l'objet d'un recours pour
excès de pouvoir en raison du fait que l'allocation d'une indemnité,
nécessairement égale à la somme refusée, s'analyse en une annulation de la
décision de refus.
Lorsqu'ils statuent en matière civile ou
commerciale les tribunaux doivent respecter intégralement le principe de la
séparation des autorités judiciaires et administratives. Cependant avant
l'instauration du recours pour excès de pouvoir, il se reconnaissent un large
pouvoir d'appréciation de légalité. Mais aujourd'hui on ne voit aucune raison
de nature à justifier une mise à l'écart du principe de séparation des
autorités judiciaires et administratives dès l'instant où existe un recours en
annulation, sous réserve de l'hypothèse où l'acte est inexistant ou constitue
une simple voie de fait.
Cette affirmation semble d'autant plus fondée
que le Juge répressif voit sa compétence en la matière strictement limitée par
la Cour Suprême.
En faveur d'une compétence élargie du juge
répressif on aurait pu faire valoir que le principe de plénitude de compétence
du juge pénal revêt une importance suffisante pour faire échec au principe de
séparation des autorités administratives et judiciaires. En outre l'article
609-11 du Code Pénal de 1962 permet au juge répressif d'appliquer des peines
d'amende à ceux qui auraient contrevenu aux disposition) < des décrets et
arrêtés légalement pris » lorsque ceux-ci ne comportent pas de sanctions
propres.
Cependant une décision récente de la Cour
Suprême après avoir affirmé de manière générale que cette disposition ne permet
pas au juge répressif « d'apprécier la légalité des décrets et arrêtés pris
dans des matières non contraventionnelles >> casse un arrêt de la Cour
d'Appel de Rabat (12) en estimant que celle-ci a excédé sa compétence en
appréciant la légalité d'un acte administratif individuel.
Si cette solution peut paraître justifiée
s'agissant des actes individuels, encore qu'elle nous semble peu favorable aux
prévenus, en revanche elle est franchement excessive en ce qui concerne les
actes réglementaires qui, en dehors des matières contraventionnelles, ne
peuvent plus donner lieu à aucun contrôle de légalité par voie d'exception.
En tout état de cause nous sommes loin de ce
large pouvoir d'appréciation de légalité auquel semblaient habituées les
juridictions de 1913.
Sous cette réserve, au demeurant importante,
il est possible de dire que le contrôle de la légalité de l'action
administrative est suffisamment perfectionné, d'un point de vue technique, pour
donner aux administrés les garanties auxquelles ils peuvent prétendre dans un
Etat de droit.
C'est une constatation identique que l'on
pourra faire en envisageant maintenant le contentieux de la responsabilité des
collectivités publiques.
-III -
Nous avons vu que le Contentieux de la
responsabilité des collectivités publiques a été organisé au Maroc dès 1912
(13). L'article 8 du dahir sur l'Organisation Judiciaire permet d'obtenir
réparation des préjudices causés par les marchés, les travaux publics, et
généralement par tous les actes de l'Administration ayant porté préjudice à
autrui.
Par ailleurs l'article 79 du dahir sur les
Obligations et Contrats dispose que l'Etat et les Municipalités sont
responsables des dommages causés directement par le fonctionnement de leurs
administrations et par les fautes de service de leurs agents.
(12)
En l'espèce le Ministère Public n'ayant pas fait appel, la Cour avait seulement
statue sur l'action civile qui avait, en première instance, été jointe à
l'action publique.
(13)
J. PRAT : La responsabilité de la puissance publique au Maroc. Rabat 1963.
Enfin l'article 80 du même texte établit la
responsabilité personnelle des agents publics à l'égard des dommages causés par
leur dol ou par des fautes lourdes commises dans l'exercice de leurs fonctions.
Dans ce cas « l'Etat et les Municipalités ne peuvent être poursuivis qu'en cas
d'insolvabilité des fonctionnaires responsables ».
De cet ensemble de textes il ressort que les
Tribunaux ordinaires sont juges de pleine juridiction de la responsabilité
contractuelle ou quasi-délictuelle des collectivités publiques.
A. - La responsabilité quasi-délictuelle de
l'Administration a donné lieu à des difficultés portant sur le point de savoir
si le législateur avait entendu créer une responsabilité objective pour tous
les dommages causés directement par le fonctionnement des Administraitons
publiques (14). Ces difficultés ont été surmontées et aujourd'hui la théorie de
la responsabilité des collectivités publiques repose principalement sur l'idée
de faute. La Jurisprudence admet cependant de façon accessoire, que cette
responsabilité puisse être engagée sans faute.
Sans entrer dans le détail d'une
jurisprudence relativement abondante, on peut affirmer que la condition
essentielle de l'engagement de la responsabilité administrative est constituée
par la faute de service, c'est-à-dire le manquement anonyme ou individualisé,
de l'administration à l'obligation qui lui incombe de faire fonctionner ses
services, sans dommage pour les administrés.
Cette faute est appréciée concrètement en
fonction des difficultés propres à chaque service de telle sorte que la
jurisprudence se montre plus ou moins sévère dans son appréciation du caractère
fautif du fait dommageable, selon que les tâches des différents services,
compte tenu des conditions qui président à leur accomplissement, se révèlent plus
ou moins difficiles. La faute de service est donc une faute graduée : le plus
souvent une faute simple suffira pour engager la responsabilité administrative;
mais une faute lourde sera exigée par exemple pour engager la responsabilité
des services de lutte contre l'incendie, ou encore celle des services de police
pour les dommages causés par les opérations de maintien de l'ordre à moins
qu'il ne soit fait usage d'armes à feu. Dans ce cas l'exigence de la faute
lourde disparaît tout au moins à l'égard des victimes étrangères à l'opération.
Il sera également nécessaire de faire la preuve d'une faute lourde pour engager
la responsabilité du service public hospitalier à l'exception des cas où le
dommage résulte d'un traitement périlleux ou nouveau.
Sous ces différents aspects la faute est donc
la condition principale de l'engagement de la responsabilité administrative.
Elle n'en est cependant pas la condition exclusive. La Jurisprudence admet en
effet une responsabilité sans faute dans des cas où la démonstration de
l'existence d'une faute étant particulièrement difficile, voire impossible,
l'égalité devant les charges publiques serait rompue au détriment de la victime
si l'on maintenait à son encontre l'exigence de la preuve du caractère fautif
de l'acte dommageable.
(14) A. de LAUBADÈRE : Le fondement de la responsabilité des
collectivités publiques au Maroc. Gazette des Tribunaux marocains, 1943, p. 25
et 49.
On rencontre la responsabilité sans faute
dans le domaine des travaux publics : les accidents dont sont victimes les
tiers par rapport à l'ouvrage public, les dommages permanent qui sont causés
par le voisinage des ouvrages publics sont réparés de cette manière. C'est
encore l'idée d'égalité devant les charges publiques, jointe à celle de risque
engendré par certaines activités administratives, qui explique la réparation
sans faute des dommages qui résultent du voisinage d'une chose dangereuse, ou
ceux que subissent les tiers, du fait de l'usage d'armes à feu par les forces
de l'ordre, ou enfin ceux qui sont causés aux malades par des traitement
médicaux audacieux.
La responsabilité sans faute du fait des lois
et des règlements appelle quelques remarques.
Avant 1962 les mesures législatives, édictées
sous forme de dahir, bénéficiaient d'un immunité juridictionnelle totale. Le
dahir ayant aujourd'hui disparu, la jurisprudence admettrait-elle, compte tenu
du nouveau cadre constitutionnel, la responsabilité du législateur ? Certaines
formules utilisées par la Cour Suprême, il est vrai antérieurement à 1962, permettent
d'en douter : le caractère législatif d'un acte, affirmait-elle, exclut « toute
possibilité de recours contientieux » à son encontre.
Au demeurant la question ne présente guère
d'intérêt pratique. En France où la responsabilité du fait des lois a été
admise depuis longtemps, il est aisé de constater qu'elle n'a pour ainsi dire
pas dépassé le stade de cette existence de principe.
S'agissant des dommages causés sans faute par
des mesures réglementaires, la Cour Suprême a reconnu en principe la possibilité
d'une indemnisation. A ce jour, toutefois, aucune décision n'a fait une
application positive de celui-ci.
L'article 80 du dahir sur les obligations et
contrats fait peser sur les agents publics la responsabilité des dommages
causés par leurs fautes personnelles, dol, faute lourde dans l'exercice des
fonctions, et évidemment faute commise en dehors du service.
Cette responsabilité est rarement retenue
lorsqu'il s'agit de faute commise dans l'exercice des fonctions, les
juridictions marocaines éprouvant quelques difficultés à distinguer la faute
inexcusable, qui reste propre à son auteur, et la faute grave qui engage
cependant la responsabilité de la collectivité publique.
Quoi qu'il en soit, la responsabilité
administrative est rigoureusement indépendante de la responsabilité personnelle
des agents publics.
Certes les tribunaux admettent qu'un dommage
puisse avoir plusieurs causes : la défaillance du service et le fait personnel
de l'agent peuvent concourir à la réalisation du dommage. Dans un tel cas de
partage de responsabilité, la victime bénéficie de l'unité de juridiction. Elle
peut dans une même instance poursuivre les coauteurs du dommage; quant au juge,
il a la possibilité, dans un même arrêt, de statuer sur l'une et l'autre
responsabilité et de prononcer une condamnation solidaire.
En revanche, un même fait ne peut jamais
constituer à la fois une faute personnelle et une faute de service. L'article
80 du dahir précité prescrit en effet qu'en cas de faute personnelle, la
collectivité publique ne peut être mise en cause que pour garantir
l'insolvabilité de l'agent. Si le fait dommageable apparaît comme une faute
personnelle, il est exclusif de toute faute de service en raison de la volonté
même du législateur.
Ceci ne présente d'ailleurs aucun inconvénient.
Rien n'interdit à la victime de développer dans sa requête, une argumentation
alternative qu'il appartiendra au juge de trancher. Par ailleurs en cas
d'insolvabilité reconnue de l'agent, la substitution de la collectivité
publique à son agent défaillant, donne à la victime une garantie
d'indemnisation, qu'en France la jurisprudence a voulu lui assurer par le cumul
de responsabilités.
Ainsi la responsabilité des collectivités
publiques n'est-elle, selon la célèbre formule « ni générale, ni absolue ».
Mais cependant, à l'exception de quelques secteurs restreints
d'irresponsabilité (acte législatif - acte de gouvernement par exemple) les
règles jurisprudentielles élaborées depuis 1913, et confirmées au cours de la
dernière décennie, permettent la réparation des dommages certains, moraux ou
matériels, causé aux administrés, chaque fois que l'équité le commande, et sous
la seule réserve qu'ils n'en aient pas été eux-mêmes les artisans,
B. – En matière contractuelle la
responsabilité des collectivités publiques résulte des termes mêmes de
l'article 8 du dahir sur l'Organisation Judiciaire. Cependant, malgré un
contexte législatif favorable, la jurisprudence apparaît quantitativement fort
limitée. Il semble qu'en ce domaine le règlement amiable des litiges l'emporte
sur le recours au juge.
Le petit nombre de décisions rendues en la
matière n'a pas permis la naissance d'un corps complet de règles applicables à
la responsabilité contractuelle.
Cependant ces lacunes du droit
jurisprudentiel sont comblées par les textes législatifs ou réglementaires.
La responsabilité contractuelle est tout
d'abord une responsabilité pour faute. A cet égard la faute contractuelle ne
présente aucune originalité par rapport à la faute de service. Elle peut être
constituée par un manquement à une obligation précise insérée dans le contrat,
ou par un comportement général incompatible avec celui que le contractant est
en droit d'attendre de la part de l'autorité administrative partie au contrat.
La responsabilité sans faute est admise dans
quelques espèces, soit pour permettre l'indemnisation du préjudice causé par
les sujétions imprévues; soit dans le cas d'une modification unilatérale des
obligations du cocontractant par l'Administration partie au contrat. Dans une
décision récente, la Cour Suprême a expressément réservé ce cas; mais il
n'existe aucune décision ayant fait application de cette règle.
Il en est de même de la théorie du fait du
Prince, ou de celle de l'imprévision qui n'ont pas fait l'objet d'application
jurisprudentielle, mais que le juge n'aurait aucune raison de repousser.
- IV -
Cet aperçu du Contentieux Administratif
Marocain, bien qu'il soit sommaire, est cependant suffisant pour permettre de
porter un jugement sur sa valeur actuelle et sur ses perspectives d'évolution.
Une première constatation peut être faite :
elle consiste à dire que les instruments juridictionnels mis à la disposition
des administrés (recours en annulation - recours en indemnité) sont
techniquement adaptés à la protection de leurs droits; il est effet hors de
doute qu'il permettent de censurer les illégalités commises par
l'administration et d'obtenir la réparation des dommages qu'elle cause.
Cependant, quelle que satisfaisante que soit
cette constatation, elle ne peut faire oublier que ce système est, toujours du
seul point de vue technique, affecté d'un certain nombre de défauts.
On a pu juger que la simplification qui
résulte de l'unité de juridiction laisse subsister une assez grande complexité
inhérente à la séparation des contentieux. Les erreurs commises dans la
recherche du critère de la matière administrative, sans avoir des conséquences
aussi redoutables que dans un système de dualité de juridictions, ont cependant
pour fâcheux résultat de ralentir parfois le cours de la justice, et de rendre
toujours son administration délicate.
En matière d'excès de pourvoir, l'exigence du
ministère d'avocat pénalise le requérant aux modestes ressources, dans une
mesure que ne compense pas la dispense qui lui est accordée du paiement de la
taxe judiciaire.
Mais il est évident qu'il est pratiquement
impossible de revenir sur cette règle. Le rôle de l'avocat comme conseil des
requêrants s'avère d'autant plus indispensable que les administrés sont moins
informés, non seulement de leurs droits, mais aussi des techniques
processuelles, dont le moins que l'on puisse dire, est qu'elles sont parfois
subtiles (15).
Un autre défaut apparaît dans le recours
administratif préalable. Son principe, nous l'avons vu, n'est pas en cause. Ce
qui l'est, c'est la brièveté du délai de un mois dans lequel il doit être
formé. On peut, sans grand risque d'erreur, affirmer que de nombreux recours ne
voient jamais le jour, faute pour les intéressés d'avoir eu matériellement le
temps de prendre exactement conscience de l'illégalité commise, et d'avoir
connaissance des moyens procéduraux de la faire cesser. Sans doute
l'augmentation de ce délai aurait l'inconvénient d'allonger encore l'ensemble
de la phase préparatoire au dépôt du recours contentieux déjá relativement
longue (16). Mais la question reste posée de savoir s'il ne conviendrait pas
d'assouplir une règle dont l'effet cer tain est de fermer la prétoire à des
administrés dont on peut présumer qu'ils se trouvent dans une situation
identique à celle qui résulterait pour eux de l'absence de recours.
(15) Il y a lieu de noter, que la
lecture des minutes de la Chambre administrative de la Cour Suprême donne de
nombreux exemples de rejets qui ne s'expliquent que par l'ignorance dans
laquelle se trouvent parfois les avocats eux-mêmes, des règles élémentaires qui
gouvernent le recours.
(16) Elle est de six mois lorsque l'administré se trouve en
présence d'une décision de l'administration.
Il faut enfin faire remarquer le rôle
important que joue la jurisprudence dans l'élaboration d'un très grand nombre
de règles procédurales de ce contentieux, et d'un plus grand nombre encore de
règles de fond. Le droit administratif apparaît principalement jurisprudentiel.
Il apparaît aussi très complexe. Or l'absence de spécialisation du juge,
l'éloignement dans lequel il se trouve par rapport à l'administration, s'ils
expliquent certains errements jurisprudentiels du passé, peuvent faire craindre
pour l'avenir, un « affadissement » du contrôle de l'administration par un juge
qui n'est pas sufisamment au courant de ses problèmes.
Et c'est précisément à l'avenir du
contentieux administratif qu'il convient maintenant de s'attacher en fonction
des quelques remarques que nous venons de faire.
La technique au recours contentieux apparaît,
à quelques détails près, assez perfectionnée. Mais les recours contentieux ne
sont que des instruments, des outils, dont la valeur n'est pas seulement le
fruit de leurs qualités intrinsèques mais aussi, et peut-être surtout, des
conditions de leur utilisation.
A cet égard le développement du contentieux
administratif (et cela s'applique au contentieux en général) nous semble se
heurter à deux sortes d'obstacles. Le premier est d'ordre sociologique et
concerne le milieu humain et administratif. Le second est d'ordre institutionnel
: il résulte de la réforme de la justice inscrite dans les faits depuis le 10
janvier 1966.
En premier lieu le développement du
contentieux administratif est limité par les caractéristiques du milieu humain
qui se résument en deux points : le faible niveau d'évolution de la population
et la persistance de ce que l'on pouvait appeler, des « structures d'autorité
». La conséquence la plus frappante de cette situation apparaît dans le fait
que la justice est très largement théorique (17). Ceci est extrêmement net
s'agissant du recours pour excès de pouvoir. Sans doute le recours est-il
largement ouvert. Et cependant le nombre de recours a été fort peu élevé depuis
1957 malgré le caractère pressant des souhaits dont il était l'objet avant sa
création. De plus, non seulement leur nombre ne s'est pas accru, mais il accuse
actuellement une fâcheuse tendance à diminuer dans d'inquiétantes proportions.
Il est aisé de comprendre que le recours,
compte tenu d'ailleurs de la centralisation de la justice, n'est accessible
qu'à la fraction la plus évoluée de cette entité que l'on nomme « Administrés
». La lecture des arrêts nous enseigne que l'administré requérant est
principalement, le fonctionnaire, le commerçant (individu ou société) et
l'étranger.
Sans doute de nombreux litiges sont-ils
tranchés au cours de procédures administratives, ce qui est conforme,
peut-être, à un temperament na tional plus porté à la négociation qu'à la
procédure. Il demeure cependant étonnant que, par exemple, cinq ans après
l'entrée en vigueur de la loi portant décentralisation communale, un seul arrêt
ait été rendu sur un recours intenté par une autorité locale décentralisée.
(17) Cf. Abdelaziz CHERKAOUI : La tutelle des collectivités
locales, p. 75, mémoire soutenu devant la Faculté des Sciences juridiques,
économiques et sociales. Rabat, octobre 1965.
Ne serait-ce pas parce que l'acte
administratif est encore ressenti essentiellement comme un ordre, parce que la
notion de recours en annulation apparaît comme étrangère aux rapports essentiellement
binaires qui unissent l'Autorité à celui qui est sous l'autorité ? Cette
attitude mentale marque les comportements administratifs. Elle n'est pas
étrangère sans doute à l'attitude d'administrateurs qui considèrent parfois le
recours comme une attaque personnelle, et la décision de justice comme une
intrusion dont il n'y a pas lieu de tenir compte. (Ceci n'est d'ailleurs pas
sans équivalent en d'autres pays, mais ce sont les causes de ce phénomène qui
nous semblent ici particulières.) Elle ne peut enfin qu'être maintenue par
l'existence de structures administratives centralisées et hiérarchisées, qu'une
timide décentralisation n'a que légèrement assouplies.
Tout ceci revient à dire que les techniques
juridiques les plus perfectionnées ne peuvent porter leurs fruits qu'à la
condition d'être mises en cuvre dans un milieu apte à les accueillir et au sein
duquel elles peuvent s'épanouir. C'est pourquoi la généralisation de l'Etat de
droit ne dépend que très partiellement des techniques juridictionnelles que
nous avons analysées.
En deuxième lieu le développement du
contentieux administratif va se heurter au fait que depuis le début de 1966
c'est à des juridictions unifiées, marocanisées et arabisées qu'est dévolue la
tache de rendre la justice, y compris en matière administrative. Si le principe
de cette réforme n'a pas été contesté et n'est pas contestable, il est certain
que son application ne se fera pas sans de graves difficultés.
Celles-ci apparaissent immédiatement lorsque
l'on sait que ni par leur nombre, ni par leur formation les magistrats ne sont
actuellement en mesure de jouer le rôle essentiel qui — nous y avons insisté -
les attend dans le domaine du contentieux administratif (18). La majorité de
ces magistrats provient des anciennes juridictions de droit commun et n'a reçu
qu'une formation traditionnelle sans avoir jamais appliqué le droit moderne.
L'arabisation des codes n'est pas de nature à conjurer le risque d'une solution
de continuité étant donné que l'essentiel des règles de fond se trouve dans une
jurisprudence inaccessible aux magistrats arabophones.
(18) A la fin de l'année 1965, le
Ministre de la Justice, déclarait au cours d'une conférence de presse : S.M. le
Roi vient de sceller deux décrets royaux portant organisation d'un concours
pour le recrutement de 100 magistrats... et de 15 conseillers à choisir
directement parmi des licenciés en droit depuis plus de six ans, ou des
personnes ayant des connaissances suffisantes en droit pour assumer de si
hautes fonctions judiciaires ». Le 15 mars dernier le Ministre de la Justice
faisait savoir que le concours n'avait attiré que quarante candidatures. Il
faut ajouter que dix d'entre elles ont été retenues et que, pour l'instant,
aucun Conseiller à la Cour Suprême n'a pu être recruté. Ceci semble d'autant
plus grave que le Ministre déclarait le même jour que le nombre des démissions
ne faisait qu'augmenter. Cette affirmation semble étonnante sachant que S.M. le
Roi a invité le Conseil Supérieur de la Magistrature en novembre 1965 à ne pas
accepter les démissions qui lui seraient présentées sauf si cela s'avérait
nécessaire.
Quant aux magistrats provenant des
juridictions modernes ils sont peu nombreux et ont bien souvent été recrutés
sur la base de mesures transitoires qui ne constituent peut-être pas une
garantie de leur technicité.
On peut donc à bon droit redouter que les
magistrats ne disposent pas de la compétence nécessaire pour jouer, face à une
administration jalouse de son autorité, le rôle de mainteneur de la légalité et
de protecteur des droits des administrés.
En outre l'instabilité, qui est l'une des
caractéristiques de la haute fonction publique marocaine, a produit des effets
néfastes sur la magistrature et spécialement au plus haut niveau. Pour s'en
tenir à la Chambre Administrative de la Cour Suprême, on constate qu'aucun des
magistrats marocains qui y ont, en titre, exercé des fonctions de conseiller de
1958 à 1963, ne figure parmi les membres de cette Chambre en 1965. Actuellement
sur les cinq magistrats qui composent statutairement la Chambre Administrative,
quatre proviennent de la Chambre Civile dans laquelle d'ailleurs ils continuent
à exercer leurs fonctions. Ceci n'est peut-être pas contraire au texte
organisant la Cour Suprême. Mais en tout état de cause, une telle pratique nous
semble peu compatible avec l'acquisition du minimum de spécialisation que
doivent posséder des magistrats auxquels incombe la tâche redoutable d'assurer
l'unité du contentieux administratif et sa continuité (19).
***
Obstacles techniques, obstacles
institutionnels, obstacles humains, tels sont les trois écueils auxquels se
heurte le développement du contentieux administratif et qui se feront
particulièrement sentir au cours de la période qui vient de s'ouvrir. Ils ne
sont pas d'égale importance, et aucun d'entre eux n'est insurmontable. Mais il
ne fait aucun doute que le maintien du contentieux administratif au niveau
qu'il avait atteint soit une tâche difficile. Elle requiert quelques réformes
de texte, beaucoup d'efforts de la part du juge, et surtout, pensons-nous, du
temps.
Michel ROUSSET.
(19) Ajoutons que depuis 1962 la
diffusion des décisions de la Cour Suprême n'est assurée que d'une façon très
partielle et épisodique, ce qui semble constituer un autre élément de nature à
compromettre le rôle de régulateur des juridictions inférieures dévolu à la
Juridiction Suprême.
Bonjour
Merci professeur pour cet écrit si intéressant.
Néanmoins, je voudrai savoir comment le citer dans une bibliographie et en bas de page.
Cdt